18 décembre 2017

Le supermarché de la rencontre

Par Julie Deshayes

Alors que la ménagère des années 60 était exaltée à l’idée d’arpenter les rayons des grands magasins pour choisir son liquide vaisselle parmi un éventail de produits chaque jour plus vaste et renouvelé, l’étudiant.e du 21e siècle semble déjà blasé de faire défiler des profils Tinder à courtiser depuis son canapé parmi un éventail de produits chaque jour plus photoshopé et conformisé. Plus rien n’échappe à la loi de l’offre et de la demande, pas même la rencontre amoureuse, « la marchandisation gagnant tout, jusqu’à l’homme lui-même » comme le souligne Jacques Attali dans La voie humaine. Regardons comment la génération 4.0 fait de l’amour un bien de consommation comme un autre avec la théorie microéconomique standard.

L’offreur, noyé dans une jungle concurrentielle, a pour mot d’ordre la compétitivité. Pour réussir à se vendre, il élabore des stratégies marketing performantes visant à le distinguer de ses rivaux. La première d’entre elles consiste à se mettre artificiellement en vitrine grâce à une photo de profil attractive qui retiendra le doigt de son prince ou de sa princesse qui, au lieu de le balayer, s’évertuera à le superliker. Vient ensuite la création du slogan de marque, cette phrase d’accroche qui se veut catchy et originale, « Allo Lola, c’est encore moi », qui s’encrera dans la mémoire de l’acheteur au même titre que «parce que je le vaux bien » de L’Oréal. (1) L’offreur d’amour ou de plaisirs « postule » donc à la rencontre comme à un emploi, fait sa promotion et laisse à son recruteur le pouvoir du choix car, bien entendu, le client est roi.

Le demandeur a quant à lui la mission du « recrutement » : il définit le type de candidat qu’il recherche grâce à un attirail de critères, filtrant ainsi les profils afin de cibler ceux susceptibles de satisfaire ses attentes, de la même manière qu’il réaliserait son shopping sur Sarenza.com. Ainsi, le demandeur, dans un besoin outrancier de contrôle, repousse la rencontre fortuite, le coup de foudre imprévisible et irrationnel, au profit d’une recherche quasi-mathématique d’un être à la personnalité préméditée. « Avec Fruitz, des rencontres sans pépin avec des personnes partageant les mêmes envies que vous ». Sans pépin vraiment ? « Sans passion » serait sans doute plus adéquat. Si Pascal a vu juste et que le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, alors aucun algorithme ne peut déterminer à notre place celui dont le charme nous fera succomber.

Sur ce marché contre la solitude, la quête de retour sur investissement des acteurs est omniprésente. Plus de temps à perdre pour la séduction, quelques messages doivent suffire à pouvoir tirer son coup. C’est pourquoi deux alternatives s’offrent aux quémandeurs de douceur à la recherche de l’optimum humain :

  • le site de rencontre version Liddle (Tinder, Haapn, Once), qui prône la quantité au profit de la qualité, dont l’inscription ne demande pas plus de vingt secondes mais dont le temps de recherche du produit est bien plus long, les rayons n’étant pas ordonnés.
  • le site de rencontre version Fauchon (Meetic, attractive Word, edarling), qui prône la qualité au profit de la quantité, dont l’inscription demande d’investir plusieurs heures de sa journée, mais qui évite ensuite de gaspiller son énergie à la consultation de profils indésirés.

Si l’on retient la première alternative, alors on peut à juste titre parler d’«hyperconsommation» humaine selon l’expression employée par Lipovetsky dans le bonheur paradoxal. Issue de la multiplication des besoins, elle mène selon lui à la frustration du fait du caractère insatiable de nos envies. Notre génération veut en effet consommer en masse de l’Homme ou de la Femme, quitte à perdre en qualité. Elle n’hésite pas à matcher avec 20 personnes différentes sur tinder dans l’espoir d’un ou deux résultats fructueux. Le logo du site AdopteUnMec, sur lequel une femme pousse un caddie dans lequel tombe un homme, est en ce sens particulièrement choquant. En effet, il assume ouvertement la consommation de masse auquel invite l’utilisation du site et réifie l’homme pour en faire une vulgaire marchandise. Cherchant toujours à étendre son emprise sur de nouvelles cibles, le marché de la rencontre s’est même ouvert aux adolescents avec le site « yellow », inspiré de Tinder, fortement critiqué après son ouverture en 2015 pour malsanité. Mais alors, les sites de rencontres, longtemps perçus comme étant destinés aux vieilles filles déprimées deviendraient-ils un outil du quotidien utilisé aussi bien par les collégiens que les quinquagénaires ? Si même les plus jeunes ne peuvent plus rêver d’amour, alors l’humanité entière sera très vite résignée.

Se pose alors la question de la raison d’un tel succès. Pourquoi le supermarché de la rencontre connait-il une expansion si fulgurante ? Aujourd’hui utilisé par 28% des 18-25 ans, je pense qu’il manifeste en premier lieu l’angoisse de la solitude. Rongés par un sentiment de misère affective, beaucoup perçoivent le célibat comme un échec, et nombre sont ceux qui s’empressent de s’inscrire sur un site de rencontre suite à une rupture, lors de leurs vacances en terre encore inconquise, ou en période de crise de mal-être. Une seconde raison pourrait être la peur croissante de l’engagement auquel se substitue l’hédonisme. En effet, dans la lignée de la révolution sexuelle des années 1970, chacun souhaite exprimer sa liberté en pouvant disposer de son corps de façon décomplexée. A cela se conjugue l’individualisation des parcours académiques qui mènent les individus à voyager et changer d’établissement régulièrement, instabilité qui exclue la construction souvent lente de relations stables. Enfin, et même si cet argument rabâché peut sembler simpliste, les médias ont eu leur part de responsabilité avec la diffusion massive d’émissions de rencontres express telles que « l’amour est aveugle », « l’amour est dans le pré » ou encore « Next », banalisant ainsi l’idée de supermarché humain.

Mais quels changements cette marchandisation de l’amour peut-elle concrètement exercer sur nos vies ? Hormis un manque de poésie, vous ne voyez sûrement aucun problème se poser. Pourtant, un élément fondamental de notre existence est en voie de perdition : le désir humain. En effet, c’est de l’inaccessibilité que naît cette aspiration irrationnelle à posséder. Or, des applications comme Tinder ou Fruitz mettent le partenaire à disposition en self-service et brisent tout son attrait. De même, le désir nécessite le temps et l’attente afin de se manifester. En permettant l’instantanéité, aucune séduction de long-terme ne peut plus se jouer et le niveau de délectation au moment de l’obtention du bien est fortement diminué. Enfin, le désir se veut exclusif. Or, en offrant une trop large gamme de choix, les individus sont tiraillés par l’indécision et ne peuvent consacrer pleinement leur énergie à désirer une chose unique. Ainsi, défaits de cette force de volonté, de cet excès de vie, nous sommes réduits à un état larvesques, sans rêves ni fantasmes, frigides et indécis.
Le but de cet article n’est pas de fustiger les sites de rencontre qui restent des outils efficaces pour des milliers de personnes à la recherche d’aventures exotiques ou sérieuses, mais simplement de vous faire prendre conscience de la déshumanisation des relations qu’ils impliquent ainsi que de la facilité qu’ils représentent. Quand avez-vous pour la dernière fois abordé une fille ou un mec sans la barrière protectrice d’un iphone ou de l’ivresse ? Elle semble loin la guinguette où papi aborda mamie en lui proposant de valser, et bien que cela nous fasse sourire, force est de reconnaître que tant d’audace semble aujourd’hui hors-de-portée.

  1. cf article sur Tinder

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