10 décembre 2021

Interview de Karine Demure, bénévole chez Sea Shepherd

Bonjour Karine. Pour commencer, peux-tu te présenter et nous expliquer ton parcours ?

Je m’appelle Karine, je suis bénévole chez Sea Shepherd depuis 2017. J’ai commencé il y a 5 ans en embarquant sur un navire en Afrique. En sortant de mes études, j’ai choisi un parcours saisonnier  tait de me concentrer sur mon engagement pour l’environnement pendant 3-4 mois chaque année. Lorsque j’ai commencé, je voulais avant tout m’engager pour la protection de l’environnement en général mais je n’ambitionnais pas spécialement de rejoindre Sea Shepherd. Je pensais que ce serait impossible. Mais qui ne tente rien n’a rien, et j’ai donc postulé à Sea Shepherd ! Avec beaucoup de chance, j’ai été prise rapidement pour une mission en 2017. Depuis, j’ai fait d’autres missions et je suis rentrée dans l’équipe de gestion de l’association assez récemment, il y a quelques mois.

Quel rôle as-tu au sein de Sea Shepherd France ?

Je suis assistante de direction. L’équipe de gestion est très réduite, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Aujourd’hui on est   de Sea Shepherd France. Chacun  donc un peu « couteau-suisse » : on est obligé de faire un peu de tout.

La structure de Sea Shepherd est divisée en deux antennes internationales, Sea Shepherd Global et Sea Shepherd Conservation Society, auxquelles s’ajoutent 26 antennes nationales, dont le but est de soutenir les antennes et campagnes internationales. Le but de Sea Shepherd France est donc d’abord d’aider et de financer les campagnes internationales. Mais Sea Shepherd France a beaucoup grossi  et a donc de plus en plus de campagnes qui lui sont propres.

Peux-tu nous parler de l’histoire de Sea Shepherd ?

Le fondateur de Sea Shepherd est Paul Watson, une des figures de proue du mouvement écologiste. Né au Canada, il a développé très tôt une empathie forte pour les espèces qui l’entouraient. Il a fait très tôt des actions pour aider les animaux de son environnement. Il a notamment cofondé Greenpeace avant de s’en détacher car les modes opératoires ne lui correspondaient pas. Il avait envie de s’inscrire davantage dans l’action. En 1977, il s’est détaché de Greenpeace pour fonder Sea Shepherd. Étant dans la marine marchande, il avait déjà le pied marin et s’est spécialisé dans la protection des océans.

Pourquoi avoir une approche différente, plus agressive, que celle d’autres organisations comme la WWF ou Greenpeace (abordage, sabordages en pleine mer) ?

Il est vrai que Sea Shepherd est connu pour  son modus operandi inscrit dans l’action directe – qui peut être qualifié d’agressif. En revanche il faut noter que personne n’a jamais été blessé à travers nos actions… C’est vrai qu’on a des actions très concrètes sur le terrain. L’idée est d’aider à faire appliquer les lois. Souvent dans le monde de la protection des océans et de la vie marine, les lois ne sont pas appliquées par faute de moyen pour certains États et de conviction pour d’autres. Sea Shepherd est toujours dans la légalité, mais et tente de pallier le manque de contrôles en mer – pour interpeller les braconniers et les pêcheurs illégaux. Les actions anti-braconnage représentent le cœur de nos campagnes : elles sont donc parfois risquées puisqu’elles nécessitent de se placer entre les braconniers et la proie.

Est-ce qu’une action judiciaire ne pourrait pas suffire à faire appliquer ces lois que vous défendez ?

Sea Shepherd a un gros volet judiciaire. Sea Shepherd France travaille notamment avec des avocats chevronnés et très impliqués dans la protection des océans et du monde sauvage. Sea Shepherd est très engagé sur le front de la justice. Les nombreux combats juridiques menés de concert sont complémentaires des actions de terrain. Si un braconnier arraisonné n’est pas puni par la justice, il recommencera et cette action aura beaucoup moins d’impact. Pour vous donner une idée, une cinquantaine de procédures sont en cours au niveau de Sea Shepherd France.

Quelles sont les principales missions que vous menez actuellement ?

Depuis quelques années, aux quatre coins du globe, Sea Shepherd travaille de concert avec certains gouvernements. Notamment en Afrique ou en Amérique du Sud, où les pays n’ont pas les moyens d’exercer une police en mer, et qui depuis des années voient leurs eaux pillées depuis des années par les navire-usines chinois, européens, et autres. Ainsi, les gouvernements ont vu leur population de poissons baisser drastiquement. Pour essayer d’enrayer la surpêche et la pêche illégale, Sea Shepherd construit des partenariats avec ces  . Par ailleurs, des militaires et des inspecteurs des pêches locaux embarquent avec l’équipage de Sea Shepherd. En effet, lorsqu’on navigue dans des eaux territoriales, les ONG n’ont pas de légitimité pour arrêter les bateaux. Il faut donc travailler avec l’armée du territoire en question. C’est donc gagnant-gagnant pour ces États. Cette approche a un grand succès : les premières campagnes africaines ont commencé en 2016 et se sont très largement multipliées depuis. Les retours de gouvernements sont très positifs : ils prennent de l’assurance face aux grandes puissances comme la Chine pour élever les sanctions. Par exemple au Liberia, les sanctions ont pu s’élever à un million de dollars pour une action de pêche illégale. Cela ne serait jamais arrivé si Sea Shepherd ne leur avait pas apporté son soutien.

Cela fait partie des campagnes récentes et qui sont très intéressantes car on y lie la politique, l’économie et la lutte pour l’environnement.

Après, au niveau de Sea Shepherd France, l’association se développe et grossit rapidement. C’est passionnant de voir qu’on est passé d’une petite antenne nationale il y a quinze ans à l’une des antennes nationales les plus importantes à l’échelle mondiale, avec 5 campagnes qui lui sont proposées en 2021. Les deux plus connues sont Dolphin Bycatch, qui veut dire prise accidentelle de dauphin, et Nyamba, qui signifie tortue en mahorais, la langue de Mayotte. La première est dédiée à la sensibilisation et à la documentation de la surpêche en France, dans le golfe de Gascogne, en Atlantique. Et ce parce qu’en fait il y a énormément de petits pêcheurs qui déposent des filets pour capturer les poissons que l’on consomme mais dans lesquels on trouve des quantités de prises accessoires, c’est-à-dire tous les autres animaux qui se sont trouvés  dans le sillage des engins de pêche et qui sont capturés dans les filets, notamment les dauphins. Pour vous donner une idée, chaque jour dans le golfe de Gascogne, 45 000 km de filets sont posés par les petits pêcheurs. Alors quand on vous di  de la pêche artisanale, il faut absolument dézoomer. 45 000 km équivaut à la distance du tour de la Terre… Donc, c’est une véritable catastrophe et il y a aussi une vraie désinformation car les gens ne sont pas au courant.  Les gens sont très souvent étonnés d’apprendre qu’il y a des dauphins en France alors que ces populations sont décimées tous les jours par les engins de pêche.      Une fois que les dauphins sont pris dans les filets et rejetés à l’eau ils sont déjà morts, la plupart coule au fond de l’eau mais certains s’échouent sur la berge.   les récupère pour les recenser et quand ils ne sont pas trop abîmés,  dans les centres villes avec une banderole  destinée à faire passer le message et interpeler les gens. En 2021, quatre cadavres de dauphins ont été déposés devant l’Assemblée nationale, ce qui a fortement fâché la Ministre de la mer et de la pêche, Annick Girardin.

Quelles sont les réactions suite à vos actions ?

Le but c’est d’éveiller l’opinion publique, car elle constitue encore un moyen de pression sur les gouvernements. On dénonce l’inefficacité du gouvernement à réglementer la pêche de façon à réduire l’impact   Emporter l’opinion publique c’est très important d’un point de vue politique et l’idée derrière est de faire évoluer les réglementations par rapport à la protection de ces espèces.

Par quoi se caractérisent ces mesures ?

On peut penser à la l’interdiction des méthodes de pêche non sélectives ou à la fermeture spatio-temporelle de la pêche par exemple à la période où les dauphins se reproduisent… Ce serait les méthodes les plus efficaces. Mais déjà le fait d’avoir des caméras embarquées sur des bateaux permettrait de témoigner de ce qui se fait en mer. L’océan est loin des yeux, loin du cœur. Personne ne sait ce qui se passe là-bas. Sea Shepherd est la seule ONG à intervenir en mer. C’est donc un travail très important car cela permet aux gens de se rendre compte que le poisson qu’ils consomment n’est pas juste une barquette.

 

Y a-t-il un déni de responsabilité de certains États sur les actes de pêche illégaux commis par leur citoyen ?

Très clairement et la France en fait partie. La Ministre de la mer actuelle refuse de prendre des mesures pour protéger les dauphins. C’est catastrophique. Sea shepherd utilise l’image du dauphin pour interpeller le public parce que le dauphin est une espèce charismatique et symbolique mais en protégeant le dauphin on protège toutes les autres espèces qui sont victimes collatérales de la pêche aussi. On se dit alors que si nous n’arrivons pas à sauver les dauphins ou les baleines, nous ne sauverons rien du tout. Aujourd’hui les réponses ne sont pas du tout à la hauteur. Le lobby de la pêche est puissant en France mais il y a un déni général des autorités sur les conséquences de leur inaction. Sea Shepherd a d’ailleurs obtenu la condamnation de la France devant le tribunal administratif pour carence en matière de protection des dauphins contre les engins de pêche.

​​Quels obstacles rencontrez-vous sur le terrain et en amont ?

Alors les obstacles c’est principalement l’inaction des gouvernements, la politique de l’autruche face à l’urgence climatique dans laquelle on se trouve. C’est aussi l’inertie de l’opinion publique puisque seule l’opinion publique va s’emparer de ces sujets, il faut que ça vienne d’en bas. Et il y a aussi une certaine inertie dans l’opinion publique entre le moment de la prise de conscience et le moment du passage à l’action. Tout le monde ne peut pas embarquer sur un bateau Sea Shepherd parce que tout le monde n’a pas forcément le temps, a d’autres obligations… Mais tout le monde  en tant que citoyen être conscient de la catastrophe qui s’annonce et en être acteur à son échelle. C’est à dire consommer mieux, signer des pétitions, sensibiliser ses proches, réduire sa consommation des produits animaux, enfin faire tout ce qui est facile à faire et qui devrait être fait par tous les individus.

Justement qu’est-ce que vous conseillez à un étudiant en école de commerce qui voudrait aider Sea Shepherd ?

Il y a plein de moyens d’aider Sea Shepherd et les autres actions qui vous plaisent. Je pense que déjà il faut communiquer, il faut en parler autour de soi, il faut partager par exemple les posts publiés sur les réseaux sociaux pour participer à la sensibilisation, c’est très important. Plus le message est répercuté par les individus, plus la prise de conscience sera massive. On peut aussi faire un don mais ça c’est chacun à son échelle. Pour les étudiants et tous les gens qui veulent s’investir concrètement   en France des groupes locaux dans les grandes villes : on peut se rapprocher d’un groupe local pour sensibiliser directement la population à travers des stands dans les festivals de musique, d’art, de tatouage… au Hellfest par exemple. Il y a plein de choses à mettre en place. On peut aussi aider sur tout ce qui est action locale au niveau des ramassages dans les fleuves, sur les berges, dans les lacs ou sur la côte.  , qu’on a du temps, on peut aussi remplir un formulaire de candidature pour participer à une campagne. Tout le monde peut participer à une campagne on n’a pas besoin d’être chef mécano ou pilote d’hélicoptères pour y participer !

Est-ce que vous avez d’autres partenaires que les États ? Travaillez-vous des fois avec des entreprises ?

On a des partenariats avec certaines entreprises mais ce n’est vraiment pas le cœur de notre combat, c’est plutôt parce qu’on a une boutique en ligne, c’est d’ailleurs un autre moyen de soutenir Sea Shepherd (rire). Via cette boutique on a des partenariats avec des entreprises. Mais globalement la force de Sea Shepherd est d’être 100% indépendant : absolument pas subventionné, on est financé à 100% par les dons des gens et quasiment 70% de nos recettes viennent des petits dons mensuels. C’est vraiment la force de ce mouvement parce Sea Shepherd, c’est une association mais c’est aussi un mouvement. Ce financement nous permet de réaliser nos actions sur le terrain qui sont assez coûteuses en général.

On partage aussi beaucoup de combats avec des petites associations, parfois même des grandes ONG, avec lesquelles on travaille. Cela nous arrive même d’aider d’autres associations dont l’objet nous semble important sur le plan financier ou juridique, ou en les aidant à avoir plus de poids médiatique.

 

Du coup comment gère-t-on une ONG de l’Intérieur, est ce que c’est comme une entreprise ? Comment gérez- vous le budget, la communication ?

Je pense que ça dépend des ONG, parce qu’il y a des ONG qui ont beaucoup plus de salariés comme je disais il y a quelques minutes nous avons très peu de salariés, on a une petite équipe. 90% du travail est réalisé par des bénévoles, très impliqués, aux compétences variées. La gestion globale est très différente d’une entreprise, chacun doit être très adaptable et pluridiscipinaire.

 En plus de la gestion, vous continuez de partir en mission sur des bateaux ?

A titre personnel je continue à partir en campagne oui, là je rentre de Mayotte, où se déroule l’une des campagnes les plus importantes de Sea Shepherd France relayées par Sea Shepherd global. C’est une campagne pour la protection des tortues marines, qui viennent pondre sur les plages toute l’année et sont braconnées en très grand nombre pour leur chair.  La consommation de chair de tortue est une pratique qui parait archaïque mais en fait ça arrive tous les soirs. Une tortue qui normalement ne devrait pas avoir de prédateurs doit aujourd’hui faire face à diverses menaces de nature anthropique. L’homme est un prédateur redoutable en plus des autres espèces importées : des chiens et des rats qui déterrent les œufs, qui mangent les petits. Alors qu’elles font déjà face à de nombreuses menaces dans l’eau à cause de la pollution, des plastiques, des filets…. Et le soir des braconniers viennent découper les tortues vivantes sur la plage. Nos équipes sont là tous les soirs pendant 4 mois par an pour patrouiller sur les plages et se mettre entre la tortue et le braconnier.

Ce sont des missions dangereuses pour les gens qui s’engagent ?

Paul Watson, le fondateur,  avait l’habitude de poser cette question lors d’un recrutement : “Est-ce que vous êtes prêts à mourir pour une baleine ?”

On allait y venir, est-ce que la question s’est déjà posée ou bien est-ce seulement un mythe ?

Sea Shepherd n’a à ce jour aucun accident grave à déclarer parmi ses bénévoles. Mais ce n’est pas un mythe dans le sens où effectivement c’est des actions qui sont risquées, il faut être là pour les bonnes raisons  pour pouvoir être opérationnel au moment où le risque se concrétise.

Des altercations sont déjà arrivées à Mayotte, les equipes se sont faites caillasser du haut d’une falaise, un véhicule a été brûlé…  Les braconniers sont équipés de machettes pour pouvoir découper la viande. D’autant plus qu’une tortue à Mayotte ça se vend à peu près 40€ le kilo, , le calcul est vite fait ça fait 6000€ par tortue et Mayotte est une île très pauvre, forcément avec l’appât du gain on ne sait jamais comment la personne va réagir.

Concernant les futures actions en France : en 2020, vous avez fait une action pour essayer de retrouver le criminel qui avait tué l’ours Cachou dans les Pyrénées. Comptez-vous multiplier les actions hors du cadre marin à l’avenir ?

Au delà de la protection de l’océan à proprement parler, Sea Shepherd peut tout à fait mener des actions pour la protection d’espèces terrestres si elle estime que la cause est importante. Ce type d’action avait déjà était mis en place suite à la maltraitance et à la mort d’un phoque, l’identité de la personne ayant tué le phoque a été mise à prix : cela a très bien marché auprès de nos sympathisants et on a retrouvé grâce à ça le coupable. Les mesures prises pour l’ours s’inscrivent dans cette continuité. En Ariège, il y a une impunité très forte pour les chasseurs. Dénoncer cette impunité fait partie des combats de Sea Shepherd pour la protection de l’environnement en général.

Si ma mémoire est bonne, il faudra vérifier les chiffres, on avait proposé 10000 euros à la personne qui permettrait à la police de retrouver le coupable, parce que c’est un délit, et en fait ce qui était incroyable c’est que d’autres associations et des individus anonymes sont venus grossir la cagnotte qui a fini entre 30000€ et 50000€. C’est incroyable parce que la voix des chasseurs est très entendue au niveau politique alors que la voix des anonymes qui ne sont pas d’accord ne l’est pas.   Cette action a permis de braquer les projecteurs sur un sujet très politisé, et de donner aux anonymes une opportunité de partager ce combat

Est-ce qu’un étudiant en école de commerce peut participer aux actions de Sea Shepherd ?

Alors non, si vous faites école de commerce ce n’est pas possible (rires).  Non bien sûr, en fait tout le monde peut postuler à Sea Shepherd que vous ayez 18 ans ou 70, que vous soyez une femme ou un homme, noir ou blanc. Ce qui compte  pour participer aux campagnes ce ne sont pas du tout ces critères là : c’est vraiment l’implication personnelle. Donc si vous êtes ultra motivé et que vous avez du temps, vous pouvez postuler.  Après, il faut aussi avoir en tête que  les campagnes sont très demandeuses physiquement et mentalement. Il faut donc être prêt, mais en l’occurrence tout le monde est le bienvenu à Sea Shepherd.

Cette interview a été réalisée par Marine Bouwmeester, membre du Noise, et Eugénie Viriot, membre de Streams. 

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