Médias privés, médias publics, quels enjeux ? (2)

Deuxième volet d’une série d’articles consacrés à la crise des médias. 

« La culture n’est qu’une longue interrogation, les médias ont une réponse rapide à tout ; la culture est la gardienne de la mémoire, les médias sont les chasseurs de l’actualité. »

C’est en ces termes que s’exprimait Milan Kundera en février 1984, à l’occasion d’un entretien avec le journaliste Antoine de Gaudemar. Il est frappant de trouver chez le romancier tchèque, comme chez tant d’autres hommes de lettres, une telle opposition entre la culture, temple de la réflexion, et l’information, nécessairement fuyante. On retrouve les craintes de l’auteur de La lenteur : à l’ère de l’accélération des échanges, comment retrouver ce temps de la méditation ? L’information est partout : sur les vitrines, sur nos écrans, elle défile, clignote, disparaît, évolue. On fait dans le sensationnel, au double-sens du terme. Le temps de l’étude a laissé place au culte de l’instant. Il suffit pour s’en convaincre d’allumer BFM TV ou W9 : il est loin le temps où l’on pouvait parler littérature autour de Bernard Pivot, à une heure de grande antenne…

À vouloir gérer les médias comme n’importe quelle entreprise, les acteurs du secteur ont perdu de vue le rôle social dévolu aux médias, à savoir transmettre une information de qualité au plus grand nombre, et permettre l’épanouissement du débat public. À la place, on voulut faire toujours plus d’audience, pour attirer toujours plus d’annonceurs publicitaires et faire plus de chiffre, réinvestir, élargir son pouvoir de marché, donc son audience, donc ses ressources… Mais avec l’arrivée du numérique et du tout-gratuit, la machine s’est grippée, laissant place à un nouveau cercle vicieux : les utilisateurs se tournent vers les nouveaux médias et entraînent les annonceurs avec eux, privant les médias traditionnels de leur principale source de financement.

Alors le privé augmente ses prix et fidélise une clientèle plus restreinte, les indépendants suffoquent et le service public n’intéresse plus personne. Dans tous les cas, rien de bon pour la démocratie.

Comment concilier les missions dévolues aux médias et l’impératif de l’audience ? Parviendra-t-on à réintégrer, dans leur cahier des charges, une exigence de qualité ? Ce deuxième article propose quelques pistes de réflexion. Le suivant portera plus spécifiquement sur les nouveaux modes de financement des médias.

          Quantité et qualité, une double injonction contradictoire ?

L’information, en tant que bien public, doit pouvoir toucher le plus grand nombre. Ainsi comparions-nous, dans un précédent article, l’industrie des médias et le marché de l’éducation : tous deux sont des éveilleurs de conscience, indispensables à toute société démocratique. Mais qu’arrive-t-il lorsque les audiences s’érodent ? Dès lors que le public les délaisse, les médias perdent leur raison d’être.

Face aux nouveaux médias, c’est donc un combat de tous les jours que de maintenir une position de force. Dans une tribune publiée dans Le Monde en septembre 2016, Mathieu Gallet, PDG de Radio France, écrivait : « Internet a fait advenir une immédiateté, où des outils de repérage algorithmiques se substituent aux journalistes. Alors même qu’ils ne produisent pas les contenus qu’ils diffusent, les vecteurs de notre conscience collective s’appellent Facebook et Google, tandis que Snapchat invente le média individuel. Ainsi se disperse l’autorité médiatique. En clair : la dilution des médias de masse rend plus difficile l’adhésion collective à des valeurs partagées. ».

De gauche à droite : Delphine Ernotte (France Télévisions), Mathieu Gallet (Radio France), Marie-Christine Saragosse (France Médias Monde), Laurent Vallet (INA)

Pourtant, il semble qu’il y ait un « double bind » à vouloir toucher une audience large tout en proposant des contenus à haute valeur ajoutée. Car faire le pari de la qualité, c’est prendre le risque d’une production plus coûteuse pour un public plus restreint. Par exemple, diffuser un film de Godard à une heure de grande écoute ne fait pas sens. L’enjeu, si les médias veulent reconquérir leur public, sera plutôt de proposer des contenus innovants, capables de rivaliser avec les nouveaux médias par leurs formats, sans toutefois sacrifier le fond.

C’est ce à quoi s’essaie Franceinfo, la nouvelle chaîne d’information en continu du service public, née d’une synergie entre France 24, France Télévisions, Radio France et l’INA. Sur nos écrans depuis septembre, la chaîne a été pensée du point de vue du citoyen, en réponse à un souci – croissant depuis les attentats de janvier – de repenser les médias d’information. Pour réussir, la chaîne a voulu tester des modèles de production originaux et plus agiles. Au programme : des formats courts, une esthétique épurée, un site internet ergonomique, des vidéos relayées sur les réseaux sociaux, des partenariats fructueux (Nicolas Mérieux, Anooki, Brut., entre autres) … Bref, la chaîne a été conçue sous le prisme de la révolution numérique, et le résultat est plutôt réussi ! S’inspirant des innovations de certaines chaînes étrangères (comme la BBC ou Al Jazeera), Franceinfo propose une grande diversité de contenus. La marque aux deux points mélange les genres, quitte à dérouter le spectateur. Pour preuve cette météo sans présentateur sur fond de musique d’ascenseur, ou encore ces reportages sans montage son, ou le texte du sujet défile comme dans un karaoké. Résultat : on n’a plus envie de zapper.

En ce qui concerne le fond, Franceinfo n’est pas non plus en reste : la part belle est faite à l’actualité régionale ou aux départements d’outre-mer, et son partenariat avec l’INA lui permet de diversifier ses sujets. Enfin, la véritable innovation de Franceinfo réside dans la multiplicité des supports : diffusée à la fois en radio, en télévision et sur internet, la chaîne se projette en « média global », selon les vœux de ses créateurs, Delphine Ernotte (France Télévisions) et Mathieu Gallet (Radio France). Elle est, selon les dires de ce dernier, « la disponibilité numérique permanente de l’information de référence dont les Français ont besoin ».

          Il était une fois… TF1

En 1986, François Mitterrand décidait, à la surprise générale, de privatiser la première chaîne. En réalité, cette décision s’inscrivait dans mouvement amorcé quelques années plus tôt avec la libéralisation des ondes, en 1982. Le retour de la majorité UDF-RPR, en 1986, actant définitivement du tournant libéral pris par le gouvernement en matière d’audiovisuel et de communication.

Yves Mourousi, présentateur du journal de 13 Heures de TF1, de 1975 à 1988

En septembre 1986, la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL) lance un appel d’offres pour la reprise du groupe, dont le montant est fixé à 3 milliards de francs pour une participation au capital de 50%. Le 3 avril 1987, elle auditionne deux candidats : d’un côté, un consortium mené par Francis Bouygues ; de l’autre, le groupe Hachette mené par Jean-Luc Lagardère. La séance est retransmise en direct sur TF1 et chacun des candidats y expose son projet pour répondre à l’impératif de « mieux-disant culturel » prôné par le ministre de la Culture et de la Communication de l’époque, François Léotard.

Coachée par Bernard Tapie, l’équipe Bouygues séduit la commission avec une attitude détendue, un certain pragmatisme et un souci – feint – pour la démocratisation de la culture. « Nous allons réserver des plages horaires pour la diffusion de programmes culturels de haut niveau », affirme Antoine de Clermont-Tonnerre, le producteur de l’équipe. Le lendemain, le résultat est sans appel : Bouygues obtient à 10 voix contre 3 la concession de TF1 – laquelle est fixée à dix ans, reconductibles.

Dans la vidéo ci-dessus, on voit Patrick Le Lay, responsable de la diversification du groupe Bouygues, se lancer dans une défense de « la culture française », affirmant que « faire absorber au public français des séries américaines, ce n’est pas une fatalité. (…) il est bien évident que, dans les programmes tels que nous les avons établis, il n’y a rien de prévu au niveau du publi-rédactionnel, (…) d’émissions qui seraient centrées sur des produits de grande consommation ou d’action de marketing direct ».

Dix-sept ans plus tard, le même Patrick le Lay, devenu PDG de TF1, fera une déclaration restée célèbre :

« À la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Extrait tiré du livre Les dirigeants face au changement, Éditions du Huitième jour, 2004.

Des promesses d’opéra et de théâtre, on passa ainsi à Danse avec les stars et Money Drop. Du mieux disant culturel… aux enfants de la télé. Non seulement les dirigeants de la chaîne n’ont pas tenu leurs engagements, mais la concession de TF1 a été reconduite tous les dix ans depuis 1987, alors même que le cahier des charges initial n’était pas respecté. En 2009, le réalisateur Pierre Carles a bien tenté de comprendre les raisons – politiques ? – de ces reconductions, dans un reportage intitulé Fin de concession. Le documentariste y entendait cuisiner quelques personnalités de premier plan, en caméra cachée – une sorte d’Élise Lucet à petit budget. Les images d’archives sont éloquentes, mais la démarche n’aboutit pas et le reportage s’étale en longueur. Finalement, on n’en saura pas plus sur les raisons sous-jacentes de l’affaire.

          Le privé, vers une politique de l’offre ?

De son vivant, Michel Rocard aimait à rappeler le mot de Patrick Le Lay. Inquiet de la libéralisation de l’économie, l’ancien Premier ministre (1988-1991) ne fut jamais avare de remontrances vis-à-vis des dérives « médiocrisantes » du système médiatique français. Ainsi, l’offre audiovisuelle de TF1 représente à elle seule tout ce contre quoi il s’insurgea : la montée en puissance du divertissement au détriment de l’information, l’émergence du sensationnalisme et de son corollaire, le diktat du court terme ; enfin, la tendance à limiter la complexité des programmes – pour optimiser l’attention des téléspectateurs lors de la diffusion de messages publicitaires.

Chez Michel Rocard, la revendication était politique, l’évolution de l’offre médiatique ayant conduit, selon lui, à délégitimer nos représentants. Mais l’enjeu est également socioéconomique : priver les médias de leur mission d’information et de démocratisation de la culture, c’est oublier les enjeux de service public liés à ce secteur. À l’heure où la nouvelle économie insiste sur le rôle des marchés de l’information et de la connaissance, pourquoi se passer de ces secteurs clés, facteurs de développement de nos sociétés contemporaines ?

S’agissant de médias privés, miser sur des programmes à haute valeur ajoutée conduit bien souvent à augmenter les prix de vente et à évincer une partie des consommateurs. Mais s’agissant des chaînes privées gratuites, l’enjeu est tout autre. Financées pour partie par le contribuable, via la redevance TV, ces chaînes sont accessibles à tous. De fait, leur mission s’assimile donc au service public. Comme lui, les chaînes privées gratuites doivent profiter de la logique top down inhérente aux grands médias pour diffuser des contenus culturels à haute valeur ajoutée, dans toutes les couches de la société. Pour répondre aux défis du XXIème siècle, l’issue est donc du côté d’une politique de l’offre.

          Le service public : placere et docere ?

Informer, cultiver, distraire. Tel est le slogan de la BBC, réputée pour son « excellence culturelle ». Le triptyque n’est pas sans rappeler le placere et docere latin (plaire et instruire), c’est-à-dire l’idée selon laquelle une œuvre culturelle doit s’efforcer de concilier information et divertissement. Dans le cas de l’audiovisuel public, cette réflexion est particulièrement féconde.

En effet, contrairement aux groupes privés, le service public est condamné à faire de l’audience. Financé par un prélèvement obligatoire (la redevance), il se doit d’éviter deux écueils : celui d’une offre de contenus culturels qui n’intéressent qu’un petit nombre de gens, et celui d’une formule du plus grand nombre qui se fasse aux dépens de la qualité des programmes. Dilemme d’autant plus cornélien qu’on assiste aujourd’hui à un phénomène de « point mort de l’impôt », le contribuable n’étant plus disposé à payer pour bénéficier de ce service. En outre, la redevance est toujours conditionnée par la détention d’un poste de télévision, à une époque où on la délaisse souvent pour les écrans. Il faut pourtant bien que le contribuable « en ait pour son argent » !

La solution ? Jouer sur les deux tableaux. Pour capter une audience plus large, l’audiovisuel public doit pouvoir proposer une grille de programmes la plus variée possible. Ainsi, celui qui cherche à s’informer reste pour se divertir ; et inversement, la culture fait une entrée « par effraction » dans les programmes de divertissement.

Léa Salamé et Yann Moix sur le plateau d’On n’est pas couché, avec leurs invités : Soan (à gauche) et Pascal Praud (à droite)

Bien sûr, il reste le grief du « nivellement par le bas » : les puristes regretteront le mélange des genres et l’absence de la « haute culture » dans le paysage audiovisuel français. Mais l’heure est à l’éclectisme. Malraux a fait son temps ; Jack Lang est passé par là. Une programmation diversifiée offre aujourd’hui l’avantage de proposer une offre de qualité à tous ceux qui, en dehors du service public, n’auraient pas été prêts à payer pour elle.

          Radio France, ce phénix

Sur ce point, l’exemple de Radio France est particulièrement éclairant. Depuis plusieurs années, le groupe s’est attaché à développer des offres différenciées pour ses sept antennes (France Inter, France Culture, Franceinfo, France Musique, France Bleu, Mouv, FIP). Sur un marché de la radio pourtant en crise, Radio France attire chaque jour plus de 14,3 millions de curieux – sa meilleure performance depuis 15 ans ! Et la tendance reste à la hausse, tant en part d’audience (+0,3 points en 2016) qu’en audience agrégée (+0,6 points en 2016).

Comment expliquer ce succès ? En tout premier lieu, la maison a fait le pari de la complémentarité, permettant à chaque auditeur d’y trouver son compte. Avec trois chaînes généralistes, trois chaînes musicales et une offre d’information régionale, Radio France parvient à toucher de nombreux profils (de la ménagère écoutant Patrick Cohen à l’adolescent profitant de la programmation urbaine de Mouv’).

« La dilution des médias de masse rend plus difficile l’adhésion collective à des valeurs partagées. »

Mathieu Gallet, PDG de Radio France

Par ailleurs, le groupe a su diversifier ses supports de diffusion. Une version web de chaque station est disponible sur ordinateur, smartphone et tablettes. Les chaînes sont très présentes sur les réseaux sociaux, les podcasts sont nombreux et les formats variés : sur le site de France Culture ou de France Inter par exemple, on peut non seulement réécouter les émissions en streaming, mais également consulter des articles, des documents vidéos…

Alors que le privé a de plus en plus de mal à se financer, le public, au contraire, a encore les moyens d’investir dans des programmes de qualité. C’est une chance dont il doit se saisir pour développer une offre audiovisuelle alternative et innovante, nous permettant d’échapper aux « bulles cognitives » des algorithmes Google et de sortir de notre zone de confort.


Et pour en savoir plus sur Radio France, retrouvez en exclusivité notre reportage à la Maison de la radio !

Streams à la Maison de la Radio

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