Syrie : la guerre d’après

Alors que la guerre en Syrie bat son plein, Tribunes recevait il y a deux semaines Nicolas Henin, journaliste et spécialiste du Moyen-Orient, auteur de Jihad Academy : Nos erreurs face à l’État islamique*. Une fois n’est pas coutume, l’amphi Gélis a rassemblé plus de têtes blondes qu’il n’y avait de sièges. Et lorsqu’entra le tant attendu grand reporter, silence plateau. Car nous ne venions pas écouter un énième discours d’expert à propos du terrorisme, mais le témoignage critique d’un ex-otage des forces de Daesh.

Langue de poids et non de bois
Sur la scène, il assène ses vérités avec sévérité
Hors-pair quand il pérore sur ses mois d’émois
Ces récits de l’hérésie. Confessions sans concessions.
TC

Nouvelle donne

Jihad Academy s’ouvre sur un évènement marquant : l’exécution de James Foley en août 2014. L’EI était déjà bien installé au Moyen-Orient, mais la diffusion de la vidéo lui permit de « s’inviter dans l’agenda de l’Occident », raconte celui qui fut l’un des premiers journalistes français à décider de se rendre en Syrie (c’était en 2011). Alors que pour le monde entier, la guerre n’était encore qu’une histoire « d’Arabes qui tuent des Arabes », on vit pour la première fois un Britannique assassiner un Américain. Et ça change la donne.

Qui est l’ennemi ?

Dans le livre éponyme de Jean-Yves Le Drian**, la réponse est toujours la même : l’ennemi, c’est Daesh. Pourtant, s’il y a bien quelque chose à retenir de l’intervention de Nicolas Henin, c’est que la situation est bien plus complexe qu’on voudrait bien le croire. Historiquement, le premier ennemi du peuple syrien n’avait ni turban ni bannière : il portait un costard cintré et dirigeait une prétendue République laïque en plein cœur du Moyen-Orient. Bachar Al Assad, héritier de la dynastie fondée par son père trente ans plus tôt, a en réalité tué bien plus que tous les groupes armés présents en Syrie. Sur les 500 000 Syriens tombés depuis le début de cette guerre – « l’équivalent d’un Bataclan par jour, pendant 5 ans ! » –, 90% peuvent être imputés au régime dictatorial de Bachar Al Assad. Loin d’être l’unique ennemi, Daesh partage donc les 10% restants avec les multiples milices qui livrent bataille sur le territoire. Or l’EI est de loin le plus craint en Occident. Pourquoi ?

Décryptage de la stratégie de l’EI

Si l’organisation État islamique fait beaucoup parler d’elle autour du monde, rappelle Nicolas Henin, c’est moins parce qu’elle est la plus criminelle que parce qu’elle s’appuie sur une mise en scène de la violence savamment orchestrée, puis diffusée en masse à l’échelle planétaire. Ses canaux de communication, les démocraties occidentales les connaissent bien : il s’agit des réseaux sociaux et des nouveaux médias. Une stratégie de diffusion contre laquelle il est bien difficile de lutter. D’autant que la violence poussée à l’extrême, explique le journaliste, a des effets désinhibants. À la vue des tutoriels sanguinolents qui fourmillent sur la toile, comment ne pas avoir « un fusible qui saute » ? Notre invité raconte ainsi avoir découvert une vidéo montrant un djihadiste français expliquer comment tuer un homme au couteau de cuisine, démonstration à l’appui. Dans un autre registre, des vidéos en libre accès sur YouTube expliquent désormais comment préparer une bombe artisanale en quinze minutes. Des détails dont on aurait préféré ignorer l’existence, mais qui témoignent de l’inquiétante montée en puissance de l’EI dans les pays occidentaux.

Une parfaite maîtrise d’Internet, combinée à l’utilisation de la violence à des fins de recrutements ; telle semble être aujourd’hui la recette qui fait le succès de Daesh.

Quant à sa stratégie sur le terrain, la parole cède ici le pas à l’action. Les villages d’Irak et de Syrie sont un parfait laboratoire d’expérimentation pour mettre en pratique le projet d’un État islamique totalitaire, contrôlant tous les secteurs de la vie quotidienne : santé, douanes, éducation, économie, exploitation des ressources naturelles… Si bien que, dans un contexte d’incertitude permanente, les troupes de Daesh s’imposent généralement comme une force protectrice face aux autres communautés. « Les populations sont partagées entre un insupportable sentiment d’occupation, et le soulagement du moindre mal », raconte Nicolas Henin.

Que faire ?

Pour ce spécialiste du Moyen-Orient, la situation est inextricable. « On a perdu notre dernière fenêtre d’intervention en août 2013 » déplore-t-il. Depuis, d’autres acteurs se sont encore mêlés au conflit. Or les fils qui les relient sont si tendus qu’on peine à imaginer un dénouement heureux. Comme au Rwanda en 1994 ou au Darfour depuis 2003, un seuil a été franchi : désormais, plus aucune solution pacifique n’est envisageable. Alors on assiste, impuissant, au pourrissement du conflit.

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Préparer la « guerre d’après »

Ce qui n’était qu’une guerre civile s’est finalement mue en un conflit hybride, qui s’est à la fois régionalisé et internationalisé. Clivage religieux entre Sunnites et Shiites, révolution des peuples, guerre ethnique opposant le gouvernement turc à la population kurde, point mort diplomatique entre la Russie (qui soutient le régime d’Assad aux côtés de l’Iran) et la coalition internationale (qui aurait bien besoin de son aide)… L’État syrien s’est effondré ; son armée a été phagocytée ; les milices se multiplient. Sans compter que Daesh s’appuie sur ses relais en Afrique du Nord et reçoit le soutien financier d’acteurs privés et de réseaux informels saoudiens, tandis que les pétromonarchies du Golfe apportent leur soutien à la coalition menée par les États-Unis… lesquels États-Unis sont impliqués dans deux coalitions qui se font la guerre au Nord de la Syrie dans le cadre du conflit turco-kurde ! Bref, tous ces enjeux cristallisent dans un périmètre qui va de Bagdad à Alep, mais qui concerne de multiples acteurs.

Et ce n’est pas un hasard, confie Nicolas Henin, si les Kurdes bénéficiant de l’aide internationale utilisent peu les armes fournies par l’Occident : ils les stockent. En attendant la « guerre d’après ». Celle contre l’EI, ou contre toute autre organisation qui aura su trouver un terreau fertile sur les cendres du pays.


*Jihad Academy : Nos erreurs face à l’État islamique, Nicolas Hénin, Fayard, 2015.

** Qui est l’ennemi ?, Jean-Yves le Drian, éditions du Cerf, 2016.

 

Et pour un retour sur les origines du conflit, Streams vous conseille l’excellent travail du Monde et d’Arte sur le sujet :