Décryptage de la ligne 3
Par Julie Deshayes
Les lumières rouges clignotent au loin. Une fois, deux fois, tu sautes furtivement dans le wagon avant l’ultime troisième appel lumineux. Un petit bout de ton sac se coince dans les portes mais à force d’acharnement tu réussis à l’extirper, tant pis si le cuir est abîmé, tu ne peux pas te permettre d’attendre trois minutes de plus, c’est une question de vie ou de mort, la demi-absence au cours de stat de Lynn Farah est en jeu. Le souffle haletant, tu savoures ta victoire contre le temps et sur ton visage se dessine un air de satisfaction digne de James Bond venant de désamorcer une bombe deux secondes avant son explosion. Submergé par ta fierté et ton héroïsme, tu te tiens fièrement à la barre centrale pour aller accomplir ton devoir d’étudiant à la sacrosainte école de commerce ESCP Europe où l’avenir t’attend.
Non, restons sérieux. Après ton entrée minable dans la rame de métro, le visage rouge et dégoulinant de sueur, tes écouteurs voltigeant dans tous les sens et trainant à moitié sur le sol déjà recouvert de chewing-gums à 8h10, tu n’as qu’une envie, shotguner une place assise pour t’isoler avec ta musique afin de prolonger ta douce somnolence, loin de cette cohue parisienne assourdissante et hostile. Le regard alerte, tu scrutes le jeune homme en costard prêt à se lever de son strapontin pour sortir au prochain arrêt. Ce n’est certes pas la place la plus quali du wagon mais c’est sans doute la plus stratégique puisque la concurrence pour l’envahir sera moins rude et qu’elle te fait éviter le carré au sein duquel se joue toujours un entremêlement de jambes assez douteux avec ton voisin de 40 ans. Vite, tu accours et imposes ton séant, tant pis pour la femme enceinte et le papi qui louchaient dessus, une autre âme généreuse leur donnera bien son siège. Enfin bien installé, tu regardes défiler les arrêts, encore et toujours ces mêmes arrêts dont tu pourrais réciter le déroulement par cœur, à l’envers, par ordre alphabétique, en précisant même à quel moment entrera l’accordéoniste braillant « Mon amant de Saint-Jean » suffisamment fort pour recouvrir le gros son techno émis par tes écouteurs.
« Tant pis pour la femme enceinte et le papi qui louchaient dessus, une autre âme généreuse leur donnera bien son siège »
À Arts et Métiers, alors que le métro ralentit pour s’arrêter, tu aperçois ton voisin de stat sur le quai. « Allez métro, avance encore un peu, encore un poil, alleeeez. » Dommage, ton wagon s’immobilise juste en face de ton cher voisin, le sempiternel « Please, mind the gap between the train and the plateform – Achten Sie auf den Abstand zwischen Zug und Bahnsteigkante » t’annonce que c’est fini, plus un seul millimètre de progression n’est envisageable. Ton voisin entre donc et s’arrête à tout juste deux mètres de toi. Heureusement, tu as pensé à attraper un 20minutes avant de passer ta carte Navigo ce matin, et tu t’en sers pour camoufler ton visage, tel Violette des Indestructibles faisant jaillir sa bulle protectrice pour contrer l’ennemi. Tu vas devoir passer encore 4 arrêts dans cette position d’imposteur, mais peu importe, ta misanthropie ne laisse de place à aucune réflexion parasite.
Vient République, plus que deux stations. Il est 8h27, si l’on considère qu’une minute s’écoule entre chaque station et que ta carrure d’athlète te permettra d’être au 5ème étage du bâtiment 2 en moins de 30 secondes, il reste un espoir pour le dernier rang en stat. Mais, coup de théâtre, le métro s’arrête. Après un long grincement strident, un silence de mort s’instaure et les lumières s’éteignent. Tous les passagers lèvent les yeux, tiraillés entre la panique d’une attaque terroriste et celle d’arriver trop tard au boulot pour avoir le temps de passer à la machine à café. Ah, ces Parisiens, ils ont l’ordre des priorités. Après maintes spéculations sur l’origine de cet arrêt sinistre, une voix féminine s’élève et annonce « Votre attention s’il vous plaît, le trafic sur la ligne 3 est interrompu pour raison d’obstacle en pleine voix, veuillez ne pas sortir. » Obstacle en pleine voie ? Nous sommes à 15 mètres sous terre et elle veut nous faire croire qu’un arbre a pu tomber ou un chien s’égarer ? Tu aimerais affirmer que ce genre de choses n’arrive qu’à toi, que tu as été maudit par les dieux et que le destin s’acharne sur ton sort. Malheureusement, je suis chargée de la lourde tâche de t’apprendre que cela est faux. Tu fais partie des 48 personnes entrant chaque seconde dans un métro parisien, des 4,1 millions de voyageurs quotidiens, des 1,4 milliards de voyageurs annuels, autant te dire que tu n’es qu’une goutte d’eau dans un océan et que tu n’es pas le premier à subir de tels désagréments. Après cinq minutes, sans doutes les cinq plus longues de ta vie, le métro repart. Tu réalises avec amertume que tu peux faire une croix sur L’Équipe et Les Échos, le seul journal qu’il restera à l’entrée sera bien évidemment L’Opinion. Tu essaies de te ressaisir, de te dire qu’il faut rester ouvert à tous types de lecture, le visage toujours misérablement plongé dans 20minutes.
« Tu fais partie des 48 personnes entrant chaque seconde dans un métro parisien,
des 4,1 millions de voyageurs quotidiens,
des 1,4 milliards de voyageurs annuels… »
Soudain, l’heure fatidique résonne. « Rue Saint Maur » annonce la douce voix féminine. Ton cœur s’accélère, tu frôles la tachycardie, des sueurs froides envahissent ton dos, car tu sais ce que cet appel signifie. Vaillamment tu te lèves, sors du métro, prêt à affronter le long courant d’air glacial du couloir. Toute ta schizophrénie de l’avant/après métro se déploie. Terminée l’asociabilité, tu adresses enfin la parole à ton voisin de stat de façon parfaitement naturelle alors que tu viens de passer 15 minutes à le fuir. Terminée la somnolence, tu es prêt à gravir des montagnes. Enfin… jusqu’à ce que tu arrives face à la bifurcation du couloir qui t’impose ce lourd dilemme « escaliers ou escalator ? ». Tu jettes un coup d’œil aux individus derrière toi pour savoir si l’un d’eux va juger ta couardise et, voyant la moitié de ta classe autour de toi, tu renonces tristement à ta paresseuse entreprise. Vexé, tu montes les escaliers quatre à quatre (du moins le premier niveau car ton paquet de cigarettes fumé la veille au Quatter t’impose certaines limites respiratoires) et te diriges vers la sortie d’un pas affirmé. Après t’être encore pris cette putain de porte pseudo-automatique s’ouvrant toujours 1 seconde après la détection de ton corps, la lumière divine apparaît. La première bouffée d’air frais est alors comme une résurrection. Jamais tu n’as été si heureux d’atteindre l’ESCP, ton graal, ta destinée, car comme l’affirmait Sartre, il est impossible d’apprécier correctement la lumière sans connaître les ténèbres.
Si tu te reconnais dans ce petit récit, n’oublie jamais la chance que tu as de prendre la ligne 3 le matin pour aller à l’ESCP, car l’Histoire raconte que certains malchanceux sont contraints d’emprunter le RER C pour s’engouffrer dans les confins de la banlieue jovacienne.