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4 mars 2021

“Oui, monsieur le député, on a du talent dans le privé !”

Vous l’avez peut-être manqué et pourtant cela a fait couler l’encre : Politico et Le Canard Enchaîné ont révélé début janvier l’importante participation du géant cabinet de conseil McKinsey & Company à l’élaboration et à la mise en place de la stratégie de vaccination française. Et comme à chaque fois qu’un cabinet de conseil se porte au secours de l’Etat, cela fait polémique. Pourtant les exemples sous l’ère Macron sont nombreux : Commission Attali, rédaction du programme présidentiel, gestion de la crise sanitaire, McKinsey n’est pas à son coup d’essai dans le domaine public. Le Monde écrit même « McKinsey, un cabinet dans les pas d’Emmanuel Macron ».

Cet enchevêtrement entre public et privé dérange et ce pour plusieurs raisons.

D’abord parce que ce recours à des cabinets privés semble manquer de transparence. McKinsey intervient dans le cadre du marché géant de la Direction Interministérielle de la Transformation Publique (DITP), un accord-cadre dispensant l’Etat de publier les détails de chaque commande, ministère par ministère, cabinet par cabinet. Depuis le début de la crise, le Ministère des Solidarités et de la Santé aurait fait appel à plus de sept cabinets pour un total de plus de 11 millions d’euros. Mais ces chiffres ne sont que des estimations car aucun montant n’a été publiquement évoqué. A ce jour, le seul cabinet du secteur ayant publiquement travaillé pour un parti politique reste le Boston Consulting Group qui avait gagné un appel d’offres lancé par l’UMP (Union pour un Mouvement Populaire) en 2006.

Ensuite parce que cela remet en question la capacité même du système public à gérer et à assumer ses fonctions stratégiques. C’est d’ailleurs sur cet argument que s’est appuyé Pierre Darhéville, député du groupe de la Gauche Démocrate et Républicaine, pour questionner Olivier Véran quant à la sous-traitance de McKinsey dans la logistique du plan de vaccination lors d’une séance de question à l’Assemblée Nationale le 9 février : « On aimerait savoir pourquoi on ne s’appuie pas sur les ressources de la fonction publique ? » L’influence du privé est-elle la preuve d’une défaillance du public ? Lors de l’épisode de grippe H1N1 le gouvernement n’avait pas eu recours à des cabinets de conseils pour la stratégie vaccinale, constat que l’opposition n’hésite pas à souligner. Pourtant, les consultants n’ont pas attendu la crise due au Covid-19 pour intervenir dans les dossiers sensibles de l’Etat. Par exemple, lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, McKinsey et sa filiale lyonnaise Orphoz ont conseillé le ministère de l’Identité Nationale, très controversé, à propos de l’« optimisation du processus de naturalisation ».

Plus largement, la pratique du recours au privé a commencé dans les années 1990 sous Michel Rocard dans le cadre de la modernisation de l’administration publique. Ce mouvement qui vise à moderniser l’Etat prend appui sur le principe selon lequel le privé est celui qui génère le profit. Ainsi, il serait profitable au public de se servir de l’expertise du privé. En réalité, la mise à disposition de conseillers pour le « bien public » est un classique des grands cabinets de conseil : ce sont les missions dites « pro bono ». Ces missions « pro bono » doivent être bénévoles et sont souvent analysées comme une façon pour les cabinets de conseil de dorer leur image et ainsi améliorer leur réputation. Cette pratique est courante, y compris avec les clients privés, lorsque la thématique du service offert est alignée avec les valeurs de l’entreprise.

D’un point de vue économique et en s’appuyant sur la théorie des organisations, il paraît bon pour un décideur de faire appel à des sources d’informations extérieures, à des avis extérieurs lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. En effet, c’est un classique dans le privé d’avoir recours aux cabinets de conseil alors pourquoi pas dans le public en situation de crise ? Surtout que la position du ministère des Solidarités et de la Santé est un peu particulière étant, déjà avant la crise, l’une des administrations les plus fragiles. Faut-il prendre le cas de ce ministère pour une généralité ? Certes Olivier Véran l’a rappelé : « Il n’a pas été rare du tout que les ministères, pas que la santé d’ailleurs, d’autres ministères fassent appel à des sociétés privées de conseil. » et ce quel que soit le gouvernement en place. Olivier Véran ajoute, en réponse à Pierre Darhéville, que : « Oui, monsieur le député, on a du talent dans le privé ! ». Alors pourquoi s’en priver ?

Ce qui peut rendre sceptique c’est le degré de pouvoir conféré aux cabinets. S’agit-il d’une simple sous-traitance ou sont-ils des donneurs d’ordre ? Comme l’a révélé Le Monde, le ministère de la Santé n’a pas fait appel à un, mais à quatre cabinets privés pour l’assister dans l’élaboration et la conduite de son plan de vaccination. Aucun, selon la Direction Générale de la Santé, n’interviendrait dans les choix médicaux ou politiques. McKinsey serait chargé de la définition du cadrage logistique, du benchmarking et de la coordination opérationnelle. N’y voyons donc pas là une prise des commandes du pouvoir par McKinsey. Néanmoins, ce dossier, aussi délicat soit-il, ouvre la réflexion sur une possible perte de compétence de l’Etat. Celle-ci est-elle la conséquence de l’éclatement des donneurs d’ordre via la multitude d’agences créées à la fin des années 90 ?

 

Cet article vous est proposé par Victoria Chantron, membre de Streams.

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