Deliveroo, à chaque course suffit sa peine

Par Tanguy Chapin

Vendredi 21 octobre, 19h40, un faible crachin embrasse la chaussée parisienne. Soudain, un vélo déboule par devers l’ombre orangée d’un feu. Affublé d’un maillot du Real, smartphone vissé sur le guidon, un coursier Deliveroo roule à tombeau ouvert sur la rue Molière. Le 21ème siècle a fait son œuvre : on ne mange plus pour vivre mais on livre pour manger. En un temps record.

« Vos restaurants préférés livrés en moins de 30 minutes », telle est la devise de Deliveroo, leader de « l’instant food » en France. L’entreprise britannique réussit un véritable tour de France et de force au sein de ce secteur ultra-concurrentiel : 250 restaurants partenaires dans l’Hexagone, plusieurs centaines de Fausto Coppi anonymes qui déambulent dans le Paris intra-muros, une cinquième levée de fonds en août 2016, une valorisation totale culminant désormais à un milliard de dollars.

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Du point de vue du consommateur, ce nouveau pan de l’économie collaborative semble surréaliste. Un repas haut de gamme plus rapide à recevoir qu’à cuisiner. Aucune file d’attente, pas le moindre brouhaha parisien parasite. Les contraintes de la sortie hebdomadaire désormais étiolées par la toile. Sur la page d’accueil de l’application, les enseignes les plus populaires de la capitale se succèdent : Le Camion Qui Fume, Maria Luisa, Les Cocottes, Big Fernand, Schwartz’s Deli. La précision est telle qu’elle dépasse le stade de la simple adresse. L’internaute peut même expliciter une possible allergie ou une intolérance à certains ingrédients.

Ce déclic ne repose pas uniquement sur des clics. Derrière chaque hors-d’œuvre, une véritable mécanique est à l’œuvre. Avec (l’)application, le client valide le désidérata. Le désir devient data : en moins de 30 secondes, le coursier et les fourneaux s’activent. La synergie est fluide. Le livreur roulera sans retenue mais les délais seront tenus.

Paris, Lille, Lyon, Strasbourg, Nice, Bordeaux, Nantes, Toulouse… La liste est déjà longue. En seulement 18 mois, ces cyclistes branchés sur GSM essaiment et sèment un nombre considérable de repas. Le seuil du million a été franchi en moins d’un an. La dynamique dynamite le circuit traditionnel.

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Le phénomène n’en est peut-être qu’à ses prémices. Les annonces pullulent sur le web : « Tu aimes travailler au grand air ? Tu cherches une source de revenue rapide et désires être libre de choisir tes heures de travail ? ». Les conditions pour postuler demeurent aussi limpides qu’accessibles. Avoir 18 ans passés, 3 soirées vacantes par semaine et un vélo correct. Tradition française oblige, l’ultime prérequis est d’ordre administratif : le coursier doit déclarer son nouveau statut d’autoentrepreneur à l’Urssaf.

Les avantages d’un tel travail semblent multiples. La flexibilité et la liberté offertes aux livreurs demeurent indéniables et Deliveroo peut apparaître comme un bon complément de revenus. Si une telle activité entre dans le processus d’« ubérisation » du marché, les coursiers ne doivent pas effectuer un achat aussi lourd que les chauffeurs de la société éponyme. Par ailleurs, cet emploi nomade attire une main d’œuvre passionnée de cyclisme ou désirant simplement se maintenir en forme dans les labyrinthiques centres urbains de l’Hexagone.

Cependant, comme toute aventure entrepreneuriale, la voie que trace Deliveroo recèle d’indéniables aspérités. Et celles-ci sont déjà d’importance. Le terme « précarité » est de plus en plus usité pour décrire la situation actuelle des coursiers. Mais peut-on évoquer un véritable recul version 2.0 des droits des travailleurs ?

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Plus que le salaire horaire – une base fixe de 7,5€ à laquelle s’ajoute un bonus de 2€ par course – c’est le statut même du coursier qui est en cause, avec un management décrié et décrit comme agressif. À cette scission hiérarchique s’ajoute une absence notoire de protection sociale. Pas de congés payés. Une retraite plus faible. Une assurance minimale en cas d’accident. Un mail comme unique soutien face à un vélo et un poignet cassés, une roue et une rate explosées.

Déjà refaçonné au sein de la capitale britannique, le mode des calculs salariaux évoluerait également en France. Le nombre de commandes serait le seul juge de paie, la partie fixe disparaissant. Les manifestations se multiplient pour protester contre ce scénario. À Londres le 11 août, au bois de Vincennes un mois plus tard. Leur objectif : l’obtention d’un statut de salarié et ipso facto de l’ensemble des droits correspondants.

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Ces oppositions internes interrogent plus largement l’économie collaborative et le phénomène tant loué d’« ubérisation » du marché. Le maquillage opéré par le statut contestable de « travailleur indépendant » fait disparaître les cotisations patronales en même temps que les règles de protection salariale. Les roses du PS se sont vaguement penchées sur l’épineux problème lorsqu’une mission parlementaire fut lancée en octobre 2015. Mais le rythme des sénateurs n’étant pas celui des livreurs, le lien de subordination ne sera pas reconnu avant plusieurs années.

L’ère numérique change les codes du travail. Le coursier ne sera pas licencié, mais déconnecté de la plateforme. Cruel euphémisme digital. Face à ce management unilatéral, réfléchissez bien au moment de passer votre commande. Les klaxons de voitures parisiennes fautives au détour d’un carrefour, la musique crispante d’un ascenseur haussmannien, l’impossible tentation de goûter le mets livré. Tout cela vaut peut-être le pourboire que Deliveroo vous propose d’ajouter. À chaque course suffit sa peine.