L’esthétique Instagram

Par Anne-Charlotte Lebon, dessin par Louise Hourcade



Combien de photos Insta de Stan Smith dans les feuilles mortes prises d’en haut depuis le début de l’automne ?

Dans Le Journal du séducteur, Kierkegaard s’interroge sur la capacité de l’auteur du Journal à « réaliser la tâche de vivre poétiquement ». Or, cette quête de l’existence poétique semble être une préoccupation tangente de l’heure actuelle, de la recherche de la meilleure citation philosophique à mettre sous sa photo de profil à la création du parfait Tumblr. Mais c’est encore sur Instagram que cette tentative de poétisation du réel se fait le plus sentir : le bon angle, le parfait filtre, une disposition judicieuse de sa tasse de café et de ses plantes grasses et le tour est joué. Cette démarche relève de la mise en scène de la réalité, d’un art du détail élevé au rang de cliché figé par son auteur : transformation de la réalité, que Kierkegaard décrit comme « noyée dans la poésie ». La réalité est occasion, la démarche est métamorphose, le résultat est poésie.

La poésie – au sens étymologique de « création »- surgit du décalage entre la réalité et le cliché produit, tant de fois critiqué car forcément mensongère. Mais ne serait-ce pas justement l’apanage de l’art que de s’insérer dans l’écart entre la réalité et l’idéal à travers l’œil de l’artiste ? Kierkegaard écrit « la nuance poétique était le surplus qu’il apportait lui-même ». Peut-être pourrions-nous sauter à la conclusion que le choix du filtre est une démarche artistique à part entière?

Le cliché qui prend vie, c’est son auteur qui en bénéficie – indépendamment du nombre de like qu’il récolte – par la jouissance que lui procure sa capacité à poétiser le réel, à esthétiser son quotidien, gratuitement. Un cliché Instagram est autotélique, il n’a d’autre vocation que satisfaire son auteur et présenter du beau, rapidement, instantanément.
« Il jouissait donc égoïstement lui-même de ce que la réalité lui donnait, aussi bien que de ce dont il avait fécondé la réalité ; dans le second cas sa personnalité était émoussée et jouissait alors de la situation et de lui-même dans la situation ». Instagrammer, c’est en quelque sorte s’approprier son existence en capturant le meilleur de sa vanité. Si l’on voit toujours des clichés de brunch appétissants, qu’en est-il de l’après, une fois la mise en scène déjouée, détruite, les assiettes vides et la table pleine de miettes ?

La mise en page même d’un profil Instagram répond à ce besoin de présenter une existence harmonieuse, composée uniquement de moments choisis de beau et d’agréable, qui constituent un univers décalé, en marge du prosaïsme de l’existence d’où pourtant est extrait le sujet. Arendt disait que l’artiste créé un monde, Instagram est un univers de doux microcosmes.

La standardisation du beau qui en découle est peut-être intrinsèquement liée à la démocratisation de la démarche artistique que permet une telle plateforme. Preuve en est de l’usage du hashtag, qui se charge de catégoriser chaque cliché, comme on rangerait dans des tiroirs étiquetés les morceaux choisis de notre intimité, morceaux choisis qui correspondent à un idéal standardisé. Quelles sont les hashtags les plus utilisés ? « #Travel, #sun, #family, #food, #beauty, #sky, #sunset » … Bienvenue « au royaume du kitsch » de Kundera où « s’exerce la dictature du cœur ».

Le kitsch est ce qui fait appel à des images clefs ancrées dans la mémoire, qui jouent sur le cliché commun pour susciter l’émoi de l’autre : si Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être conceptualise le kitsch à travers le communisme, se référant aux politiques qui courent embrasser un enfant dès qu’un appareil photo apparaît, à plus petite échelle Instagram recourt également au kitsch par l’évocation de sentiments communs. Jouer sur la corde sensible en publiant une photo d’une tasse de café fumant négligemment posée à côté d’un carnet Moleskine dans l’oblique d’un rayon de soleil automnal suscite indéniablement et presque inconsciemment une mélancolie réconfortante chez celui qui le regarde.

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Ce kitsch décriable est aussi moteur d’Instagram, il provoque l’émotion grossière (car standardisée) et conforte, de même que celui qui poste jouit de son cliché, celui qui regarde et se complait de l’émotion naissante : « le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion. La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième larme dit : Comme c’est beau, d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! ».

Instagram réunit donc celui qui poste et celui qui regarde, dans un double rapport qui nourrit l’individu en l’intégrant dans une communauté en décalage du monde. L’esthétisation est complète, elle enjolive la réalité et permet à celui qui poste comme à celui qui regarde de se complaire dans ce beau standardisé. Ne décrions donc plus les natures mortes de cheesecake et de paquets de cigarettes, et louons cette plateforme qui apaise le monde en faisant du quotidien du beau, et du beau un quotidien.