Mahir Guven, de l’audit à l’auditoire

Par Tanguy Chapin

Un mois de mai qui semblait plus aoûtien que printanier. L’orée de la rue Saint-Lazare. Derrière un imposant portail bleu, au premier étage d’un immeuble du 18ème, un microcosme en ébullition constante. Une jeune entreprise de presse qui, en moins de 3 ans, a su se faire une place de choix dans le paysage médiatique. La formule du journal Le 1 ? Délivrer chaque semaine un regard unique et complet sur un seul sujet, loin du vernis de l’instantanéité. Eric Fottorino en guise de porte-étendard. Au cœur du réacteur de cet OPNI – Objet de Presse Non-Identifié – Mahir Guven, directeur exécutif du 1.

90 minutes d’entretien. Une interview au long cours comme un rappel de la philosophie du journal : prendre son temps. Ce temps, Mahir Guven ne l’a pas toujours eu. Avant le 1, au sein d’un grand cabinet d’audit, il ne comptait pas ses heures. Un encadrement clair, un confort certain. Des sorties au cinéma, quelques lectures, de rares moments d’écriture. Le projet du 1 apparaît alors en 2014 par un heureux concours de circonstances. Il n’hésite pas. Si travailler pour un journal peut être intéressant, créer un média constitue une expérience unique. Lui qui avait comme tant d’autres mené sa carrière selon l’analyse économique traditionnelle : minimiser le risque, maximiser les profits. Lui, venu d’une petite ville, d’un milieu populaire, il se voyait renouer avec sa vision sartrienne de l’existence. Nul n’est limité par ce qu’il est.

Il définit son rôle actuel comme « l’exécution de la stratégie du 1 ». Modeste euphémisme. Plus qu’un simple exécutant, il chapeaute l’administration, la gestion financière, la fabrication, la commercialisation et l’image de l’hebdomadaire. Sa vision existentialiste l’a même incité à écrire quelques articles du journal. Comme un tiers des Français, il a toujours écrit quelques bribes, de façon solitaire. « J’écris pour me parcourir », disait ainsi Michaux. Il a voulu prendre la plume, s’exprimer, apporter sa vision et exercer ce qu’il estime être « une liberté intense ». Un nouvel auditoire pour l’ancien auditeur.

Le premier roman de Mahir, Grand frère, est en lice pour remporter le Prix Médicis

À la naissance du 1, Régis Debray lance à l’équipe de l’hebdomadaire : « Si vous n’êtes pas contre quelque chose, vous ne pouvez faire un journal ! ». Mélange de cynisme et de vérité. Eric Fottorino répond du tac au tac. « Nous sommes contre les opinions uniques ». La philosophie du 1 est d’abord humaniste : « on croit à l’intelligence du lecteur », explique Mahir. Le 1 dépeint des divergences, des nuances, des contrastes. C’est là toute la valeur ajoutée du produit, à condition de prendre le temps, de se confronter au sujet dans son entièreté. La démarche doit être active. Il faut faire sien le papier. Cette matérialité intime et sinueuse tranche avec le côté récréatif d’un smartphone, la miniaturisation d’un simple onglet web.

Peut-être malgré lui, ses études de finance semblent revenir pour décrire une des forces premières du 1 : sa structure. Ses 16 pages et son équipe journalistique réduite contrastent avec les 100 feuilles – dont 30 de publicité – de la concurrence. Une bistronomie informative contre un self-service médiatique indigeste. Une image de marque assumée. Mais la finalité n’est pas la rentabilité. L’objectif est de « raconter le siècle ». Même les mots semblent prendre leur temps.

Il faut parfois aller vite cependant. La conférence de rédaction a lieu chaque lundi. Deux heures pour décider et agir en fonction de « l’actualité froide ». Choisir, c’est renoncer dit d’ailleurs l’adage taoïste. Le journal doit être dans les 10 000 points de ventes la semaine suivante. Les regrets sont inéluctables.

Cette course contre la montre demeure l’apanage de la logistique et la distribution. Pour grandir, le 1 préfère s’astreindre à sa philosophie. Malgré les 32 000 exemplaires vendus chaque semaine, l’hebdomadaire n’a pas atteint son plein potentiel de notoriété. Internet comme ultime levier de croissance ? Mahir rappelle « le danger de la dispersion ». L’histoire le souligne : pour la presse, le web est plus un risque qu’une obligation. Entre diffusion et détérioration, il fut à double tranchant pour l’information. La gratuité 2.0 lui semble « illogique » et tue à petits clics la presse papier actuelle. Les tirages de certains acteurs historiques – désormais sous perfusion financière – soulignent les dégâts infligés par ces médias de l’immédiat.

Sans grands mécènes, point de salut ? L’indépendance de la presse est essentielle pour Mahir, l’information étant à la base de la pyramide maslowienne d’une démocratie. Toute relation de subordination entre le directeur d’un journal et l’actionnaire est dangereuse, les philanthropes n’étant pas monnaie courante. Il aime à rappeler que, si des capitaux ont été apportés au lancement du 1, les investisseurs n’ont pas droit de cité. Pour Mahir, l’indépendance ne se construit qu’avec les lecteurs. « Avec le compte de résultat » rappelle-t-il malicieusement. Le problème ne concerne pas la demande, mais l’offre. 17 quotidiens régionaux, 5 nationaux. Autant de contenus similaires qui désorientent le lecteur. Le nombre à défaut de la nuance. Il pointe les multiples offres manquantes. Qui parle à la jeunesse en France ? Qui s’adresse véritablement aux trentenaires ? La dernière campagne présidentielle le rappelle. Les lecteurs ont besoin de passion, d’unicité : le Canard Enchaîné a la meilleure santé financière de la presse française.

Cette passion est à l’origine de la naissance d’America, magazine trimestriel sur les Etats-Unis. Novembre 2016. Hillary ou Trump. Pro ou anti. À mi-chemin entre le romanesque et le dramatique, l’élection de l’imprévisible milliardaire a rappelé l’intérêt des Français pour des « États Unis » qui ne le sont plus tellement. Devant le déluge de réactions, le journaliste littéraire François Busnel contacte le journal et propose ce nouveau projet. Raconter l’Amérique de Trump. Eric Fottorino est enthousiaste. La direction du 1 également. Le premier numéro serait pour octobre 2017. Mais le phénomène Trump ne cesse de prendre de l’ampleur, le projet doit suivre le rythme de l’impétueux businessman. Un samedi après-midi de janvier, une réunion à la Francis Ford Coppola plus tard, la date de sortie est avancée de 7 mois. L’équipe s’active. Aucune communication en amont. Le numéro 1 d’America sort fin mars et trouve d’emblée son lectorat. Pari gagnant.

Au cœur de ces multiples numéros, la figure et le poids d’Eric Fottorino ne peuvent être ignorés. 2000 articles écrits, plus d’une dizaine de romans, plusieurs prix littéraires. Mahir le sait pertinemment et considère même l’ancien directeur du Monde comme « un actif » pour le journal. Un témoignage de Thuram. Une interview de Cohn-Bendit. Un passage « promo » sur France Inter. Un seul coup de fil et 10 minutes peuvent suffire. Si le directeur-écrivain défend le 1 à la perfection, son esprit fonceur peut parfois inquiéter Mahir, notamment lorsque Fottorino navigue dans les méandres parisiens avec son éternel vélo Brompton, grillant un feu rouge, un pain au chocolat dans la main gauche, l’esprit éloigné des formalités routières.

Le concept du 1 se développe progressivement en Europe. La Stampa, le mastodonte transalpin, acquiert une licence fin 2015. Succès mitigé. D’autres pistes sont à l’étude. Mais Mahir voit poindre le spectre de la dispersion dangereuse. Gare à la précipitation. Il en profite pour saluer le cultissime New Yorker et son prisme artistique « simplexe ». Simple dans la perception, si complexe dans la réalisation.

Si le 1 a atteint l’équilibre financier depuis longtemps déjà, sa forme n’est pas définitivement stabilisée. Mahir n’hésite pas à le reconnaître lui-même, l’architecture du 1 peut parfois être difficile à appréhender pour le lecteur. « Il faudrait structurer encore quelque peu », précise-t-il. Progressivement. Toujours en prenant le temps. Il commence chacune de ses lectures du 1 par le mot de Robert Solé. À chaque numéro, un éclairage sur un terme particulier pour débuter. Quelques lettres, une première aspérité pour mieux s’accrocher au sujet.

L’idée d’ajouter davantage d’illustrations aurait même fait son chemin. Le mélange serait singulier. Poésie. Cartoons. Articles, évidemment. Plus qu’un alliage, une alliance. Toute une harmonie à appréhender, une heure durant, pour mieux lutter contre le culte de l’instinct et de l’instant. (S’é)prendre de son temps. Ce moment connu et pourtant nouveau de la lecture. La compréhension revisitée. Le « temps presse ». Un refuge papier de 84 centimètres d’envergure qui se déploie au sein d’un orageux horizon médiatique.

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