De Brel à Gims

Par Thomas de Réals

 

Jacques Brel et Maître Gims bénéficient, à quarante ans d’intervalle, du même soutien populaire, et ils remplissent les mêmes stades pendant leurs tournées.

Alors certes, difficile d’imaginer Brel se faire huer en ouvrant un match au Stade de France, mais délaissons l’idée d’une nostalgie d’un âge d’or des vrais artistes et tâchons d’expliquer ce qui a provoqué cet engouement, pour l’un puis pour l’autre.

Étudions brièvement deux textes de Brel et Gims, en maintenant que si leur valeur poétique diffèrent, reste que chacun en leur temps ils  ont attiré autant de gens. Et identifions en quoi l’époque a appelé Maître Gims alors qu’hier elle appelait Brel.

 

Comparaison révélatrice : Amsterdam d’un côté, Tu vas me manquer de l’autre, deux chansons qui ont en commun le thème de la rupture amoureuse.

 

Parce que, selon moi en tous cas, Amsterdam est une chanson d’amour assez tragique et belle parce qu’indirecte.

Texte de Brel
Texte de Brel

Au bout de quelques vers à peine, le cadre est posé : accoudé au comptoir d’un bar en compagnie du Grand Jacques, on suit son regard à travers la vitre vers la mer, vers les marins.
Marins dont il exalte la simplicité, la proximité à la vie et à la mort, à l’ivresse sincère. Il se perd de plus en plus dans les détails de ces marins qui mangent, qui dansent, qui boivent, qui baisent. La chanson prend de la vitesse alors que Brel s’enivre lui-même de cette vie et qu’on arrive au bout de sa pensée : Et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles.

Et c’est là qu’on capte que ce n’est pas juste un délire poétique, c’est la fixation de Brel sur l’endroit et sur la puissance et la légèreté de la vie de ces marins dont il sent que, trompés, ils se mettraient en colère, de la sainte colère saine, et une fois au bar, ils pisseraient sur la trois-quarts putain qui leur aura claqué dans les mains.
Lui est dans un bar, cocu, prisonnier de ses tourments et il n’envisage pas de manière de s’en extirper.

On est donc face à une chanson complexe, on sent comme dans Jef que je paraphrasais plus haut qu’on est tout près de Jacques, et on a presque envie de lui passer un bras sur l’épaule.
En 3 minutes 46, il a posé son décor, ses tourments sont révélés en une phrase, et toute la chanson nous y a préparés. Comme dans Jef, comme dans Ne Me Quitte Pas, la chanson a une progression, et il appartient au public de rester suffisamment concentré pour revivre le moment avec lui.

Les éléments principaux donc : Brel est parolier, musicien et acteur et il sait en très peu de temps créer une histoire qui s’impose graduellement, dans laquelle il nous invite à le suivre, et ce dans chacune de ses chansons.

Un réel désavantage caché dans les éloges cependant, c’est la nécessité une fois tout ce travail fourni par Brel que le public lui accorde suffisamment d’intérêt suffisamment longtemps pour suivre vraiment le personnage : on ne peut pas vraiment décrocher et apprécier.
Finalement écouter Brel nécessite un effort qui n’est pas toujours bienvenu, et quand on l’écoute sur un portable, comme souvent, il y a de fortes chances qu’il vibre ou qu’entre deux strophes se glissent le « Ding » caractéristique de Messenger. Ce qui nous amène directement à la deuxième chanson.

Le souci de Brel était de traduire au mieux sa pensée, son expérience pour nous permettre de la partager, via la poésie. Qu’en est-il du Maître ?

 

Dans Tu Vas Me Manquer, ce qui se remarque tout de suite c’est l’efficacité de la chanson. Gims, il va droit au but : échangez les couplets, l’idée reste la même, impensable chez Brel.

Texte de Maître Gims
Texte de Maître Gims

Pas de scrupules pour les rimes, ni pour la complexité de la mélodie. Au lieu de métaphores et d’ornements, on a Tout semble faux, j’en perds mes mots, que vais-je devenir ? Je garde espoir de te revoir dans un proche avenir : devenir et avenir, ça a plus l’air taillé pour rimer que pour donner du sens ou du rythme.

Les images évoquées sont assez plates somme toute : là où Brel donnait accès à lui, Gims lui brasse extrêmement large en ne faisant référence qu’à ce que tout le monde connaît, et il a l’air de s’efforcer à ce que tout soit aussi peu spécifique que possible.

Une idée un peu rédemptrice, le Tu vas me manquer : il a déjà rompu, il se sent déjà seul, il regrette déjà l’absence, et pourtant il dit « Tu vas me manquer » comme s’il ne ressentait pas encore mais qu’il pressentait les futurs tiraillements profonds que la rupture va provoquer. Et je trouve ça assez joli.

Voilà donc la formule Gims : des formulations très efficaces voire épurées, une bonne idée pour faire rêver la foule, une musique là aussi d’une grande efficacité : guitare folk et tempo ralenti dans les moments dramatiques, et grosse caisse-caisse claire + mélodie qui rentre bien dans le crâne dans les refrains.
Et l’avantage, comparé à Brel, c’est que justement il n’y a pas d’effort nécessaire pour apprécier Maître Gims : c’est une musique globalement sans autre surprise que de bonnes idées qui trottent dans la tête et une musique entraînante. Sa voix est sans vraie nuance comparée à Brel qui se faisait violence sur scène et en studio pour jouer ses textes en les chantant.

 

Continuant sur notre axiome de départ selon lequel, pour des raisons très différentes, ces artistes se valent, voyons ce qui fait selon moi quelques raisons pour lesquelles notre société est passée de l’un à l’autre :

Déjà, notre culture, on nous le répète souvent, est celle de l’immédiateté.

Nous n’avons jamais autant fait de choses en 4 minutes. En le temps d’une chanson, on répond à trois messages sur trois conversations, on checke Facebook, Snapchat, on regarde les en-têtes du Monde, on fait un tour sur Instagram ou 9gag et il reste encore 2 minutes 30 pour phaser sur de jolies photos ou rire bêtement.

Aucun mal là-dedans, aucune mélancolie d’une époque révolue, ce serait hypocrite de ma part. Mais nous ne sommes plus habitués à nous concentrer pour le plaisir pendant minute après minute d’une histoire racontée en chanson par un homme d’un autre siècle.

Nous sommes devenus étonnamment multitâches, ou en tous cas sommes-nous capables de nous concentrer sur bien plus de choses à la minute : une musique comme celle de Maître Gims accompagne bien ce processus, sans avoir besoin d’accaparer toute notre attention, pas de subtilités et de fioritures. Et pour celui qui s’attarderait, il y a souvent une petite idée ou une musique pour lui occuper l’esprit pendant les 10 secondes avant qu’il passe à autre chose.

Notre culture est aussi celle de la profusion.

Là où Brel était rare, et exprimant toujours des morceaux de lui, unique, Gims par sa musique ressemble à tout : on lui attribue même d’être une sorte de pont entre la variété et le rap, et beaucoup prétendent s’être intéressés au rap grâce à lui. C’est sa force, c’est une musique de ralliement. Ecouter Brel concentré m’apporte une grande satisfaction et une grande récompense, écouter Tu vas me manquer une récompense moindre, et plus diffuse : mais qu’importe, quand je peux via Spotify écouter les milliers de chansons qui par leur rythme et leur mélodie me satisferont tout autant ? Les artistes ne se sont jamais produits aussi facilement et il n’a jamais été aussi facile de les écouter.

Du coup, c’est bien naturel, l’efficacité doit primer, la musique doit accrocher l’oreille, sans quoi on va trouver un autre artiste qui saura nous récompenser plus vite et mieux.

Et c’est un peu le rapport à l’artiste qui a changé, qui est passé d’actif à passif en passant de Brel à Gims, du coup de fouet émotionnel à la torpeur de la musique familière. On connait bien la dopamine, les centres de plaisir de nos cerveaux n’ont jamais été aussi stimulés. Et écouter Maitre Gims, ça les stimule peu mais sans efforts, ça ne nécessite pas d’éducation, ni de se forcer à entendre.

Libre à chacun de décider si on perd au change, entre la musique noble mais difficile de l’artiste qui cherche à faire entendre sa propre voix, et la musique « commerciale » selon l’expression consacrée qui est plaisante et qui ne nécessite pas d’effort. Libre à chacun également de combiner les deux.

 

Pour les nostalgiques, sachez qu’il reste un espoir, et qu’Internet offre en dehors de la musique de masse un nombre infini d’artistes originaux qui ne demandent qu’à ce que vous rejoigniez la petite niche de gens qui les écoutent. Peut-être que parmi eux, attendant son moment de gloire, se cache l’héritier de Brel, qui sait.