« Attends tout de toi-même », Bouddha.

Par Remi Curly

Est-ce une forme de pessimisme que de croire qu’il est préférable de n’attendre rien d’autrui ? Si de prime abord cette formule n’appelle qu’un démenti convenu, elle amène néanmoins à réfléchir sur l’importance que nous accordons aux attentes vis-à-vis de notre entourage.

Pourquoi vouloir troubler le vieil adage « l’union fait la force » ? N’avoir aucune attente des autres peut être assimilé à une forme d’égoïsme, d’individualisme, et entre en contradiction avec une mentalité qui fait peu ou prou l’unanimité : celle prônant l’émulation du travail de groupe, les bienfaits de la coopération, l’importance de l’entraide. Cependant, cette opposition, certes pourvue de la facilité de l’évidence, est réductrice. Faire partie intégrante d’une équipe, d’une bande voire d’un couple n’ôte aucunement l’individualité propre à chaque membre : il conserve son libre arbitre, sa liberté d’agir, d’entreprendre. Ainsi, attendre tout de soi-même ne signifie pas dénigrer autrui, ou ne pas pouvoir avoir confiance en quelqu’un, mais simplement reconsidérer l’aune à laquelle nous appréhendons les faits et gestes de l’autre, nos attentes et leurs conséquences.

 

Attendre tout de soi-même n’implique pas une moindre implication dans le rapport à l’autre, mais une forme de retenue inhérente à toute relation, ce grâce à l’insinuation subtile, désintéressée et non castratrice d’un doute. Ce doute est synonyme de lucidité, puisqu’il consiste en la remémoration d’une certitude indélébile: la réalité n’est pas conforme à mes désirs, mais je dois m’en accommoder. Dès lors, attendre tout de soi-même, c’est s’octroyer le droit au scepticisme systématique dans son rapport à l’autre. Loin d’être un obstacle à l’amour ou à l’épanchement des sentiments, une telle perspective – familière aux vices de la réalité – appelle chacun à s’habituer, en filigrane, à un lancinant « tout peut arriver ». Et comme tout peut arriver, attendre quelque chose d’autrui est vain.

La principale force de cette formule réside en son universalité. Dans la mesure où le dénominateur commun de tous nos accomplissements demeure le « soi », attendre tout de soi-même resitue l’individu au cœur de son existence, il est le maître de ses agissements et à ce titre la seule et unique source d’une éventuelle déception. Quel est l’intérêt d’un tel recentrement ? N’y a-t-il pas un caractère quelque peu masochiste à penser que le seul sujet haïssable est le soi ? Attendre tout de soi-même, c’est goûter à la nécessité d’avoir confiance en ses propres velléités et donc développer une inclination à la prise d’initiative. C’est en outre se protéger des méfaits de l’expectative : pas de place pour l’interprétation ou la machination si l’on n’attend rien des autres. C’est, enfin, l’occasion de savourer les bonnes surprises en tant que telles et non comme le fruit d’attentes galvaudées, éloignant de la sorte tout espoir déçu.

C’est un véritable appel à la tempérance qui nous est ici proposé, dans une double optique de plein investissement de ses capacités et d’évitement de la souffrance. Cet avertissement face aux faux-semblants, aux impressions factices et autres trompe-l’œil sentimentaux sonne le glas des déceptions qui affligent, des trahisons qui détruisent, des ruptures qui attristent. Il s’apparente à un rempart contre les tumultes de la contingence, rappelant à chacun qu’il est et restera le seul et unique guide de sa vie. Là repose une immuable conviction : ce qui atteint mes affects ou mes ambitions ne provient pas nécessairement de moi, je ne peux ni m’extirper du réel ni échapper à ma nature sensible, mais je reste l’absolu souverain de mon indépendance. Et il y a, quoi qu’on en dise, un degré de jouissance non négligeable à accomplir cette autonomie.

Cet avertissement n’est pas morale, mais philosophie, pour absoudre, et s’épargner l’amertume âcre qui nous submerge lorsque nous découvrons que nous nous sommes trompés à propos de quelqu’un. À Shakespeare on laissera le mot de la fin : « Je me sens toujours heureux, savez vous pourquoi ? Parce que je n’attends rien de personne. Les attentes font toujours mal, la vie est courte ».

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