« Toutes les images disparaîtront »

Article d’opinion

« Toutes les images disparaîtront ». Les Années, Annie Ernaux

Ils s’appelaient Brigitte, Yvonne, Olivier, Gérald. Ils étaient nous, mais dans un décor noir & blanc, corné sur les coins, papier jauni et odeur de bibliothèque.

Ils étaient follement démodés, ils fumaient des gauloises sans filtre dans les restaurants et conduisaient sans ceinture. Ils avaient des coupes ahurissantes, brushings, mises en plis, coupes au bol, coupes garçonne, coupes au carré…


Photo de classe, Toulouse, 1950. Rondeurs de l’adolescence, elles viennent d’avoir leurs règles et parlent des garçons à la récré.

Un mariage à la campagne, sourires d’usages, robe blanche à mancherons brodés, longueur genoux et petite croix en nacre dans le décolleté.

Ils racontent qu’un jour, à onze ans, ils ont lancé un caillou au lance-pierre sur un allemand qui passait là. Qu’ils sont rentrés d’Algérie sur un bateau, avec une valise de photos pour seul bagage.

Ils ont eu leur baccalauréat, Math élém, sciences ex ou philo, se sont rencontrés dans les bals musette. Ils ont fait leur première fois dans une chambre d’étudiant, sur une plage, ou la nuit de leurs noces. Ils ont eu des enfants, vu les Beatles et Maria Callas en concert, élu De Gaulle et puis Pompidou, découvert le caméscope.

Les poulets des dimanches, un voyage en Provence, « 1968 était la première année du monde », l’enterrement du père un matin de printemps inondé par la pluie, et maintenant ce sont eux qu’on enterre.

Ils ne savent pas utiliser l’Iphone, disent « blue jeans » et lisent l’heure sur leur montre. Ils reçoivent leurs journaux par la poste, continuent d’appeler le cinéma pour avoir les horaires des séances.

Ils se sont « mis » à la télé et à l’ordinateur pour mieux se rendre compte que «l’absence de portable et de mail ne tenait aucune place dans le bonheur ou la souffrance de la vie ».

On l’enterre, la dernière génération née sans internet, celle dont on n’a aucune vidéo ni rafales photos. On ne saura plus rien d’elle sinon une lettre, un cahier d’école, quelques clichés… puis plus rien, entre le petit garçon en short et l’étudiant d’une cours d’école, Brayes-en-Thiérache, 1949. Un espace-temps immense, avec pour le remplir les histoires qu’ils nous racontent et l’imagination.

Et s’il est après-tout normal que les générations se succèdent et laissent élégamment la place à « Leurs enfants après eux », il est insupportable que les hommes et femmes qui ont donné naissance à des millions de baby-boomers meurent avec moins de 20 personnes pour les mettre en terre.

« Jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leur chambre d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (…). Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage (…). Jusqu’à quand convient-il de ranimer et de soigner les malades ? 70, 75, 80 ans ? Jamais, en tout cas, on avait exprimé avec une aussi tranquille impudeur le fait que la vie de tous n’a pas la même valeur. Qu’à partir d’un certain âge, 70, 75, 80 ans, c’est un peu comme si on était déjà mort. » (Michel Houellebecq, Lettre ouverte sur France Inter)

Mais la mort silencieuse de milliers de malades n’est décidément pas la plus drôle, à défaut d’être tragique.

Ironique, les querelles d’égos entre oligarques qui font semblant d’être stupides et jouent à être de bons « pères de la Nation », quand ce sont des prisonniers en cellules qui cousent les masques que la France n’a pas.

Ironique, ces EHPAD qui se transforment en cimetières précarisés et ces hôpitaux publics dépassés, quand on croyait que la France était l’un des meilleurs systèmes de santé au monde, puissance mondiale s’il en est.

Ironique, cette politique libérale qui vend nos institutions par lots aux investisseurs publics, aéroports, hôpitaux, gares, retraites, poste, culture, etc. quand ce sont les institutions qui nous sauvent. Il paraît que les artisans de l’Opéra cousent eux-aussi des masques, la poste continue de livrer, les trains de rouler, les hôpitaux de fonctionner. Les grandes entreprises ne feront pas rapatrier leurs usines en France, au lieu de cela, elles produiront des gels hydro-alcooliques et diront sur leurs e-shops « 1% des ventes reversés aux hôpitaux de Paris ». Où vont les impôts ?

Ironique, ce « Nous sommes en guerre », une guerre qui met les vieux au front, une guerre sans armes, sans lits, sans tests ni respirateurs. Une guerre où des scientifiques qui ne sont pas médecins s’expriment sur des plateaux-télé aseptisés quand par derrière, on fait passer le 60h/semaine.

Aujourd’hui, je me fous des bienfaits du digital, des licornes en difficulté, de la barbe blanchissante d’Édouard Philippe.

Il est décidément insupportable que les melons des plus forts poussent sur les cendres des derniers de la génération silencieuse.

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Je me souviens des dîners à la grande table de la boulangerie. Soupe au lait l’hiver, soupe au vin l’été.

Je me souviens que mon père nous emmenait à l’école dans la remorque à vélo.

Je me souviens « d’un petit pas pour l’homme, mais un grand pas pour l’Humanité ».

Je me souviens du jour de la mort de Jacques Prévert, mais plus de quel jour c’était précisément.

Je me souviens des Barbapapas de la télé, rigolos, multiformes, surprenants.

Je me souviens des boums dans l’ancien presbytère.

Je me souviens du mercurochrome sur les genoux.

Je me souviens de l’odeur de tabac qui imprégnait livres et vêtements dans la bibliothèque de mon
grand-père.

Je me souviens que Khrouchtchev a frappé avec sa chaussure la tribune de l’O.N.U.

Je me souviens d’un fromage qui s’appelait “la Vache sérieuse” (“la Vache qui rit” lui a fait un procès et l’a gagné).

Je me souviens de Bourvil.

Je me souviens d’un sketch de Bourvil dans lequel il répétait plusieurs fois en conclusion de chaque paragraphe de sa pseudo-conférence : “L’alcool, non, l’eau ferrugineuse, oui!”

Je me souviens de Pas si bête, et du Rosier de Madame Husson.

Je me souviens du premier aspirateur, quel plaisir la première fois.

Je me souviens des confessions à l’église. J’avais toujours été en colère, j’avais toujours été gourmand. Ce n’était pas très grave et je n’étais pas trop puni.

Je me souviens des grèves de 73 et de mes débuts dans la défense d’une cause que je croyais juste.

Je me souviens, Georges Perec

1 comment

  • Emmanuel Desroches

    Très belle plume, de nombreuses références littéraires cachées subtilement ça et là, ça fait du bien ! (Et ça change un peu de la rédaction mainstream…de streams..)

    Reply to Emmanuel Desroches

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