20 septembre 2018

Regarde, mâche et avale

Une tartiflette dégoulinante de reblochon AOP, de pommes de terre bio, le tout dans un contenant en jambon de bayonne cuit au four pour le rendre solide : tel est donc l’idéal culinaire des millenials ?

Recettes étudiantes, Tasty et même les marques de l’agro-alimentaire : tous se sont mis à produire des vidéos de recettes de cuisine facile. Véritables assistants culinaires ou bien simples murs de tags facebook accompagnés d’un sobre “faut trop qu’on teste ça [emoji coeur] [emoji hallucinant] [emoji visage qui fait un bisou avec un coeur]”, ces vidéos continuent d’envahir notre territoire digital et d’user les batteries de nos GSM. Un principe : la simplicité. Une minute, un plan en point-de-vue, des sous-titres et puis une monstruosité culinaire née du chef-d’oeuvre d’un apprenti cuisinier-CommunityManager-producteur. Il faut quand même avouer une chose, ces vidéos ont le mérite de vous éviter votre hectogramme de pâtes trop cuites baignant dans le pesto genovese Barilla.

Mais quitte à faire une initiation à la cuisine, autant la faire à fond non ? Matty Matheson, chef canadien habitué de ​Munchies ou ​Eater,​ commentait chez ​Bon Appetit un tuto ​Buzzfeed (​You need this pizza dip in your life pour les curieux) : “Regarder ce genre de vidéo me montre à quel point l’industrie de la bouffe est indécente […] on ne peut pas apprendre à cuisiner ainsi, on te donne les ingrédients et on te dit de les mettre dans un bol alors qu’il y a beaucoup plus de paramètres qui rentrent en compte : la façon dont on mélange, dont on incorpore. On survole tout mais bon, c’est une des vidéos les plus vues donc je sais pas, y’a beaucoup de personnes qui likent, je vais pas les insulter pour ça”. On pointe ici un problème phare : on occulte la dimension didactique au profit de la finalité esthétique du produit.

Parce qu’il n’y que cela qui compte : le foodporn. Vous comme moi, affamés à 1h43 au fond de votre lit, prenez parfois un plaisir masochiste à parcourir les clichés de ces bombes caloriques dégoulinantes de fromage ou de nutella. Et forcément, à l’ère du ​zapping (salut les “djeuns”), il faut être ​catchy​ (lol).

D’ailleurs, certaines enseignes ont basé leur stratégie de communication uniquement dessus. Le gigatacos (qui aurait peut-être sa place dans une réécriture 2k18 des ​Mythologies​) est d’ailleurs à l’origine du succès de la chaîne O’Tacos : 2,5kg d’une orgie de viande, de frites et de sauce fromagère emballée dans des tortillas de blé. Au-delà de la simple critique sur l’indécence de ce plat (je veux bien qu’on se pète le bide mais …), il convient de remarquer que c’est justement ça qui fait son attrait esthétique : plus de viande, plus de fromage, plus de frites pour que ça coule partout. C’est monstrueux, énorme et ça fera du like. Sauf qu’on occulte le plus important : le goût. (Alors pour mon expérience personnelle qui date de 4 ans : sauce fromagère lourde et insipide et frites molles ne jouant que le rôle d’ingrédient bourratif).

Car là se trouve la bataille : sur les terrains du goût et des produits. O’Tacos ou les nouveaux fast-food du même type misent sur des quantités gargantuesques et la possibilité d’allier de la merguez avec du Saint-Morêt. Vous me répondrez sûrement que la qualité des produits y est médiocre, certes, mais on peut remarquer que le foodporn a créé une vague de recettes et d’aliments tendances qui tournent au n’importe-quoi. Au-delà des dégâts écologiques provoqués par sa culture (je vous fais déjà la morale tout le long de l’article, on va s’arrêter au volet bouffe sinon on s’en sort plus), l’avocat est absolument partout. Il va sans dire que le guacamole est une création géniale, mais il n’y absolument aucune cohérence dans le fait de mettre de l’avocat à frire (les Américains ont vraiment un problème avec le “​deep-frying​”) . De même, la saison des raclettes et des tartiflettes est prompt à nous livrer un florilège de recettes chaotiques. Quelqu’un peut-il m’expliquer la démarche de mouler du jambon de Bayonne IGP en bol et de le foutre au four pour en faire un contenant du reblochon fondu et des pommes de terre ? Pourquoi diable cuit-on des pâtes pour ensuite en faire un “gâteau” ou une “tourte” recouverte de Mont-d’Or fondu ?

Si ma démarche n’est pas de me faire l’ayatollah de la cuisine, ni d’autoriser par décret impérial ou non la pizza hawaïenne (c’est un débat autre), je pense que, sans brider toute créativité, il faudrait retrouver un peu de cohérence. L’exemple de la pizza margherita est une bonne illustration : une bonne pâte fine et aérée, de la sauce tomate pas trop sucrée et un peu acide qui contrebalance le sel et le gras du fromage. Dans un tout autre registre, plus créatif, on peut s’intéresser à la cuisine de Virgilio Martinez, chef péruvien du ​Central Restaurante​, qui honore la biodiversité de son pays en créant des plats basés sur l’altitude. Des légumes, des plantes oubliées, des échantillons d’écosystèmes dans une assiette : les plats sont les produits d’un laboratoire de recherche, issus d’une conception novatrice mais surtout cohérente de la cuisine. La cuisine qu’elle soit populaire ou bien expérimentale ne se soustrait pas d’une cohérence, cohérence qui n’est pas antagoniste à la liberté de création.

Pour en revenir à la dimension didactique : elle a été occultée non pas uniquement à cause d’une focalisation sur l’esthétique, mais pour que la vidéo soit adaptée aux réseaux sociaux. Des vidéos courtes, rapides, faciles à comprendre. Et le temps est peut-être la plus grande menace qui plane sur la bouffe de nos jours. Si vous n’habitez pas à Béning-lès-Saint-Avold, vous avez sûrement croisé la route de ​Feed.,​ start-up chapeautée par le discret Thierry Marx qui entend révolutionner les repas sous forme de boissons ou barres. Au-delà de la critique productiviste qui a déjà pu être faite par nombres d’articles, c’est une véritable déconnexion à la nourriture et au repas qui est faite. Bien entendu, ces produits ne sont pas destinés à être consommé à tous les repas et peuvent être bien utiles. Cependant, une tendance est déjà tracée quant à la “nourriture du futur” : une déconnexion au goût, à la texture, à toutes ces sensations qui excitent notre palais. Ce ne serait que le coup ultime porté au consommateur, après la déconnexion à la terre, la déconnexion même à la nourriture. Espérons que l’élan pris par la société vers plus de traçabilité puisse ramener le consommateur vers une consommation active et avertie.

S’il fallait y voir une cohérence dans cette logorrhée réactionnaire, elle s’y trouverait dans la déconnexion progressive vis-à-vis de la nourriture. L’abondance des produits due à l’importation, l’implantation des fast-food, l’avènement du foodporn : ces trois phénomènes n’ont fait qu’éreinter notre culture culinaire. La méconnaissance de la saisonnalité des fruits et légumes (qui me concerne également) est un bel exemple de cette régression. Bien que l’article ait pu être compris comme un guide des bonnes ou mauvaises pratiques au fourneau, mon propos n’est qu’une invitation à comprendre le pourquoi et le comment de notre assiette. Afin de rester original, je m’abstiendrai de citer Joël Robuchon et me contenterai d’un “​requiescat in pace”.

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