10 avril 2016

Lutte dans un métro bondé : récit d’un combat ordinaire

Par Tanguy Chapin, illustrations par Manor Askzi

17h50. Jeudi 7 avril. Ligne 2. Le soleil naissant du printemps commence désormais à colorer Paris. Pourtant, à ce moment précis, la rame est noire de monde pour notre héros, même après avoir laissé passer plusieurs métros avant de monter.

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La brèche apparaît finalement. Pendant un instant, ce mètre carré caoutchouteux s’avère être plus cher que n’importe quelle surface marbrée du cœur historique de la capitale. Il ne rate pas l’occasion offerte et se précipite, sentant le souffle de la porte qui se referme derrière lui.

Comprimé. Tel est son éternel ressenti au sein de ce lieu paradoxal, ce temple de l’immobilité pourtant en mouvement sur les rails. Ses gestes se font rares. Il doit d’abord assurer sa stabilité. Tous les soutiens traditionnels étant utilisés, il convient alors de se rabattre sur des moyens d’assistance moins conventionnels : la porte, le plafond, ou bien compter dangereusement sur son seul sens de l’équilibre.

Une fois l’assise physique assurée, il tente d’immobiliser ses pensées vagabondes. Ses yeux commencent par fixer le plan de la ligne comme on lorgne sur un compte à rebours salvateur. Après un rapide coup d’œil, la sentence tombe : 14 stations. Chaque point lumineux qui s’éteint est un espoir qui apparaît. Dans le même temps, ses oreilles demeurent, malgré elles, les premières spectatrices de l’habituelle impudeur musicale régnant dans le transport souterrain.

Pendant longtemps, chaque arrêt s’apparente à un combat à l’issue incertaine. La règle implicite intime à notre protagoniste, toujours à l’orée de la rame, de descendre afin de faciliter la sortie de ses compagnons de calvaire. Très souvent, de nouveaux arrivants parviennent à le doubler sournoisement. Il doit ainsi trouver rapidement une parade pour éviter une pitoyable pantalonnade. Il peut tenter de miser sur une mobilité soudaine et faire sien l’ultime fragment restant au moment où la sonnerie cesse de retentir. Une autre solution, sûrement trop candide, consiste à mettre en avant sa légitimité à remonter dans la rame. Comment la transmission d’un tel message est-elle possible ? Rappeler brièvement à l’oral l’altruisme de son geste demeure la meilleure solution, mais celle-ci ne permet pas toujours le retour tant espéré. Il lui est d’ailleurs arrivé maintes fois de descendre de la rame… pour ne jamais y remonter. Philanthropie et transports en commun se conjuguent souvent de façon imparfaite.

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Le cortège muet l’entoure encore. À certains moments, il peut entrapercevoir, à travers les persiennes de ce mur humain, une once de liberté dans cette atmosphère confinée lorsqu’apparaissent fugacement les contours d’un siège fixe. L’épithète est ici fondamentale : à la différence du simple strapontin, l’assise considérée n’est nullement assujettie à l’affluence souterraine. Notre individu serait alors à l’écart du traditionnel ballet des abattables et des redressements de politesse.

Mais, passée la moitié du périple, la promiscuité s’estompe au rythme des stations. La paisible conquête de ce lebensraum moderne l’a rasséréné. Il peut désormais tapoter à sa guise sur les touches de son téléphone, déplier et lire son quotidien favori. Il décide de s’asseoir sur un de ces sièges auparavant inaccessibles.

Cet appui qu’il avait tant désiré au plus fort de l’effervescence métropolitaine lui confère maintenant un étonnant sentiment nostalgique, à l’image de ces trophées qui nous replongent dans l’âpreté grisante de la lutte nécessaire à leur obtention.

Son regard fatigué parcourt machinalement l’ensemble de la rame avant de s’arrêter sur la vitre par-devers lui. Des formes indistinctes et sombres défilent. Les mouvements de cet expressionnisme mural commencent à ralentir, la vitesse du corps métallique diminue progressivement. Le message multilingue résonne. La rame s’immobilise. Les portes s’ouvrent.

Il quitte d’un pas rapide ces lieux si particuliers de la capitale. Ses pensées sont déjà tournées vers ce qu’il fera une fois dehors, lorsqu’il rejoindra la partie émergée de la Ville Lumière. Encore quelques marches, l’ultime roulement d’un escalator. 18h12. Jeudi 7 avril. Ligne 2.