L’ère des séries, du streaming et du binge-watching

Par Alexandre Glaser

« Le Journal » du CNRS consacre toute une section à l’étude scientifique et sociologique des séries TV[1]. Le phénomène est largement admis comme pratique sociale : personne ne conteste l’essor généralisé des séries. Son impact est transgénérationnel et outrepasse aisément les frontières sociales (Obama avait admis être fan de House of Cards). Pour autant, le mode de consommation de la série mérite que l’on s’y intéresse : il ne va pas de soi. L’on ne regarde pas une série dans la même disposition et avec les mêmes attentes qu’un film : celui-ci, tout en étant par essence reproductible, ne l’est pas sur le même mode qu’une série. Celle-ci modifie tout à la fois notre rapport au temps artistique, notre attente esthétique et dans son ensemble le paysage culturel. S’interroger dès lors sur le sens de ce nouvel ordre de la production cinématographique c’est au fond se demander si, dans notre quotidienneté de spectateur, notre rapport aux images, sous l’influence des séries, a changé, s’il a pour ainsi dire supplanté un mode outdated de consommation des représentations visuelles ou si au contraire il s’est adjoint à lui, proposant non de le remplacer mais de s’y superposer.

Décéremonialisation de l’œuvre et le « netflix effect »

De fait, le statut artistique du cinéma a longtemps été contesté : sa reproductibilité opérait une forme de décérémonialisation de l’œuvre d’art. Son « aura », dont parle W. Benjamin, changeait de nature (par aura, W. Benjamin entendait le prestige particulier d’une œuvre lié au fait qu’elle n’existe que dans un espace à un moment). Moins unique (le même film est naturellement visible à peu près partout alors qu’un tableau de Vermeer, une installation d’art contemporain n’existe que dans un lieu à la fois) le cinéma a pourtant pu prétendre à ce statut artistique par sa qualité esthétique intrinsèque d’une part et d’autre part parce qu’il demeurait dans un régime de supériorité vis-à-vis du spectateur. Il est un lieu, les horaires sont fixés, est in-interrompable sauf cas de force majeur. Dans son texte sur-cité L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, W. Benjamin analyse l’histoire de l’art comme l’histoire de la substitution à la valeur cultuelle (l’œuvre d’art était produite dans des circonstances particulières et faisait l’objet d’un culte) de la valeur d’exposition. Le streaming nous a fait entrer dans un nouvel ordre des choses : de la valeur d’exposition, il semblerait que nous passions à l’ère de la disponibilité. [2] Netflix est disponible à peu près partout, à tout heure, à condition d’avoir une connexion wifi décente et un abonnement. L’œuvre se subordonne au spectateur : on peut interrompre une série, un film, le mettre sur pause pour passer une heure à lire des articles Vice pétés. [3] Will Brooker parle d’ « overflow » [4] et d’ « interflow » pour analyser ce phénomène par lequel nous pouvons faire 10 choses en même temps que nous regardons une série, sans prendre peur d’en rater une partie :

« Watching a show on a PC, using a device like Windows Media Player, the TV ‘screen’ is just one window among others. (…)Though the show’s borders are protected from and isolated from other television, they are threatened by, even invaded by, these other distractions. Some of these surrounding windows may have the same effect as the interruptions on television as the viewer zaps channels or loses attention during a commercial break, creating what we might call an interflow – where the TV ‘screen’, a media player, is in competition with various other equally-demanding ‘screens’ within a larger screen, and the viewer’s attention shifts from one window to the other within the broader frame » [5]

L’idée de compétition est à mon sens très pertinente et explique le recours quasi-systématique aux cliffhangers. Les séries (et dans une moindre mesure les films regardés en streaming) sont soumis à une double forme de concurrence : interne et externe. Interne d’abord parce que devant la profusion des séries de qualité (Breaking Bad, GoT, Peaky Blinders, Sherlock, Utopia, Black Mirror etc etc), ces séries ne disposent que de très peu d’épisodes pour convaincre un spectateur de continuer à regarder (Arrow, série globalement nulle à chier, a vu son audience chuter drastiquement dès la sortie de Jessica Jones), de se taper les 7 saisons. Un film au contraire a déjà été choisi (a forcuri quand nous allons au cinéma le voir) et ne dure que deux heures en moyenne : le spectateur est déjà convaincu. Externe parce que les séries sont en concurrence avec tous les onglets (interflow) qui peuvent nous détourner de ce qu’elles proposent.

Le temps de l’oeuvre 

Le rapport au temps est dès lors modifié par cette nouvelle offre « cinématographique ». On binge watch les séries que l’on suit, l’on y passe des heures entières [6], sans se soucier d’en suivre 17 à la fois (on regardait un film puis un autre) : les séries sont à ce niveau-là hors du temps. Pourtant dans le temps, elles le sont par l’appropriation toute particulière qu’elles se font du réel :

« Les séries télévisées ont l’avantage de fournir un champ d’observation intéressant dès que l’on se donne la peine d’essayer de comprendre les liens qui peuvent exister entre la fiction et l’actualité du moment. On peut trouver des correspondances multiples entre ce que l’on a pu dire à propos de la justice new-yorkaise au moment de l’affaire Dominique Strauss-Kahn et la série New York district. (…) Le genre de séries politiques se développe également, et au moment où nous écrivons ces lignes, la série danoise Borgen, est diffusée sur la chaîne Arte. Mais dans ce domaine, les scénaristes américains avec les sept saisons de West Wings, traduit par : « à la Maison-Blanche », ont pris une avance incontestable. Cette série qui montre le fonctionnement d’une administration démocrate est un véritable cours de sciences politiques sur les institutions des Etats-Unis. » [7]

Cette nouvelle ère des séries compromet-elle pour autant toute forme de recherche de qualité esthétique ? A mon sens, bien au contraire. Non seulement des grands réalisateurs s’essayent (avec succès) au genre de la série et ce plus ou moins récemment (pensons à The Young Pope de Sorrentino, ou à Twin Peaks de D. Lynch dans les années 1990) mais ils sont rejoints par d’excellents acteurs, qui crevaient déjà l’écran en toute détente au cinéma (les exemples ne manquent pas, T. Hardy dans Peaky Blinders ou encore Kevin Spacey dans House of Cards etc.) Le travail esthétique est au cœur d’Utopia, de Breaking Bad ou d’Hannibal. GoT peut rivaliser sans rougir avec le Seigneur des Anneaux. La saison 1 de True Detective, portée par un Mathew McConaughey incroyable n’a rien à envier àn’importe quel thriller de qualité. En somme, les séries ne sont en rien une sous-offre culturelle mais bien au contraire ont permis aux films de se renouveler, voire de mieux comprendre les attentes changeantes des spectateurs. [8]

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[1] https://lejournal.cnrs.fr/billets/sherlock-holmes-un-heros-rassurant un exemple sur Sherlock, par N. Jaëck

[2] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935)

[3] Ou mieux à lire des articles Streams formidables

[4] W. Brooker, « Television out of time : watching cult shows on download », 2008

[5] ibid, page 3-4

[6] des journées lol

[7] Sériescopie : guide thématique des séries télé, P. Sérisier, M. Boutet, J. Bassaget, Ed. Clio, 2012

[8] « Is this TVIV ? On Netflix, TV III and binge-watching », Mareike Jenner, ex New Media & Society, 2016