Lecture libre

Par Clara Guillerm

Été 2017. Petite fouille dans les antiques placards de mamie Jeanine afin d’assouvir ma soif de lecture. Ma main s’arrête allègrement sur plusieurs tomes après avoir rapidement parcouru les 4e de couverture. Une pile bancale commence à prendre forme sur la table, sous le regard inquisiteur de mamie qui ne se garde pas d’effectuer quelques commentaires sur ces livres qu’on lui a un jour offerts. Celui-là est pas mal. Celui-ci ennuyeux à mourir. Tombe alors la remarque fatidique. “Un Musso ? Tu es trop intelligente pour lire ça !”. J’encaisse le coup et préfère le silence à la pique. Nous en sommes donc encore là aujourd’hui, la lecture continue à être considérée comme une pratique culturelle distinctive, ni plus ni moins. Pourtant quel mal y a-t-il à trouver un Musso, un Khadra et un Camus sur la même étagère ?

Pouvoir hiérarchiser les livres selon leur qualité nécessite tout d’abord un certain nombre de critères sur lesquels s’appuyer. Ils reposent sur la qualité du style, du rythme, de l’intrigue, de la réflexion… À mon humble avis, ces critères sont devenus majoritairement subjectifs. Certes il y a parfois consensus sur certains canons esthétiques et beaucoup s’accordent à dire qu’un livre bien écrit s’attache à la forme et aux figures de style. Cela est peut-être vrai pour les romans du XIXe siècle mais je ne crois pas que ce soit aujourd’hui la préoccupation première d’un auteur ou d’un lecteur lambda. L’intrigue et l’émotion passent très souvent avant la beauté de l’écriture, en témoigne le franc succès de la saga Harry Potter. Certains genres tels que les policiers ou la science-fiction se prêtent ainsi davantage à une histoire bien ficelée qu’à un style travaillé. Non pas que ces derniers soient mal écrits, mais une remarquable histoire dans un style simple suffit la plupart du temps à convaincre le lecteur. Les critères esthétiques sont donc de plus en plus écartés, et ce d’autant plus qu’ils font face à une problématique majeure : l’éducation. Le style a beau porter toute la virtuosité de l’auteur il nécessite un certain bagage littéraire pour être appréhendé au mieux. Or comme chacun le sait ce bagage est plus ou moins important selon les personnes. La glorification du style appartient donc désormais majoritairement aux journalistes et autres critiques littéraires, qui peinent parfois à se mettre d’accord sur le chef d’œuvre du moment. Du reste, les critères relatifs à la qualité de l’intrigue sont multiples et personnels, laissant à penser qu’il y aurait autant de bons livres que d’individus.

Cependant, malgré cette absence de critère réellement objectif on ne saurait mettre L’instant présent de Guillaume Musso sur le même plan que L’attentat de Yasmina Khadra. Impasse ? La logique voudrait que les bons livres soient ceux qui remportent le plus d’avis positifs à leur sujet. Bien, alors il suffirait d’aller consulter le top des ventes FNAC et de s’en tenir là ? Bien que cela paraisse contre intuitif puisque la plupart des bestsellers ne sont pas des modèles de qualité d’écriture, il faut néanmoins reconnaître que s’ils se vendent si bien c’est qu’ils emportent l’adhésion du plus grand nombre. Reste à savoir quelle est la cause de ce succès. Je pense que ce qui fait un bon livre c’est avant tout ce qu’il réveille en nous, la réflexion qu’il nous propose, la beauté qu’il nous laisse entrevoir, les émotions qu’il insuffle. Un bon livre « doit être la hache pour la mer gelée en nous » comme le suggérait Franz Kafka, il laisse une marque plus ou moins indélébile sur notre être. Et il n’a pas besoin pour cela d’être un chef d’œuvre encensé par la critique. A titre personnel, L’élégance du hérisson de Muriel Barbery m’a particulièrement touchée. Par-delà ce titre énigmatique, c’est l’humour mêlé à une réflexion sociale intense et à des personnages attachants qui sont parvenus à m’arracher la larme finale. On a tous un de ces livres en tête quelque part. Une bonne histoire seule ne suffit pas, tout comme un style remarquable est insuffisant.

Un bon livre doit être “la hache pour la mer gelée en nous” comme le suggérait Franz Kefka, il laisse une marque plus ou moins indélébile sur notre être

Reconnaître que la définition d’un bon livre est complexe et assez étendue ne veut néanmoins pas dire qu’il n’existe pas de clivage culturel dans la pratique de la lecture. Comme le souligne Danièle Sallenave dans Le don des morts, mettre tous les livres sur le même plan et ne pas distinguer la « culture cultivée » de la culture de masse revient à nier l’injustice culturelle bel et bien présente dans notre société. Il serait selon elle indécent de penser que « les jugements de valeur, en matière de culture, ne sont que le reflet de la position sociale de celui qui les profère » ou encore que « la culture et les livres n’ont d’autres légitimité que celle que leur confère la violence symbolique de l’école ». En effet, contrairement à ce qu’induit le concept de Bourdieu, la distinction entre différents ouvrages ne saurait être une croyance collective au service du maintien de la hiérarchie car cela reviendrait à affirmer que tous les livres sont en réalité identiques. A penser ainsi il semblerait alors vain d’opérer une distinction entre les bons livres et les autres, tout comme il serait vain de revendiquer l’accès à la culture cultivée pour ceux qui en sont exclus grâce à des procédés tels que la sélection par le style. La lutte contre les privilèges culturels serait tout simplement abandonnée. Mais la question n’est pas là.

Après avoir plus ou moins défini ce qu’était un bon livre et sachant que nous faisons partie de ces gens qui ont accès à la « culture cultivée », devons-nous pour autant ne lire que des prétendument bons livres ? A Kafka de nous répondre “si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux […] ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres ». Cher Kafka, c’est ici que nos chemins se séparent. Tout d’abord puisqu’il est impossible de savoir à l’avance quel livre nous procurera ce fameux coup de poing, la lecture étant comme toute expérience jonchée de déceptions et de surprises. Ensuite parce qu’il est réducteur de s’enfermer dans des carcans et de ne lire que des livres réputés comme intellectuellement stimulant. Certes la réflexion et le style seront sûrement plus poussés et il est toujours enrichissant de lire ce genre de livre mais la simplicité a parfois du bon. N’ayez donc pas honte de vos « lectures de plage », des sagas populaires, des livres considérés comme simples. Certes L’instant présent propose un style spontané, mais l’auteur joue avec le temps d’une main de maître et la chute est particulièrement inattendue. N’écoutez pas la pression sociale ou les mamies autoritaires qui parfois vous dictent quoi lire puisque “reconnaître des autorités dans nos bibliothèques, fussent-elles vêtues de toges et d’hermine, et les entendre nous dire ce qu’il faut lire, comment il faut lire, quelle valeur donner à ce que nous lisons, c’est détruire l’esprit de liberté qui fait vivre ces sanctuaires.” Virginia Wolf Comment lire un livre.

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