L’impression d’être duper perdure
Moi, Scépien
par Charlotte François
À l’aube du S2 alors que tu vois progressivement la SCEP se vider de ses gardiens tu commences à comprendre que le feu sacré du temple va se retrouver entre tes mains. Peut-être as-tu déjà oublié ce début d’année où tu passais tes soirées à errer dans le Quatter à la recherche d’âmes sœurs tout aussi désorientées.
Toi le fantassin isolé issu de ta prépa provinciale, naufragé, échoué comme Robinson Crusoé, tu as appris à te régénérer, à survivre, à te construire un abri, à t’installer par tâtonnements empiriques. Parfois tu as rencontré une espèce de Vendredi et ensemble vous avez cherché à faire vôtre cette nouvelle réalité.
Pour les autres, les parisiens débarqués par groupes de pèlerins sur un demi-terrain conquis, même si la tâche vous fut facilitée par les bases qu’ont posées vos aînés, cette terre promise tant convoitée ne s’est pas offerte à vous sans difficultés. Rappelez-vous.
Rappelez-vous vos débuts, avant la gigue, la pièce et les fafus, avant d’appréhender toute hiérarchie interne préfabriquée, engloutis dans le tourbillon des soirées. Plantés sur les canapés dans les locaux d’asso, pour les apéros, à ne pas trop savoir comment ni à qui parler. Comment paraître motivé sans trop insister, comment apparaître sans éclipser, comment se démarquer sans s’afficher, montrer sa différence sans se sentir jugé.
Le Quatter à 18h, l’errance dans le couloir, chercher quelques connaissances, ne pouvoir être à l’aise qu’après la troisième pinte, le clivage entre néophytes et anciens, les codes implicites à respecter. Pas de local attribué, pas de place attitrée. Tu étais duper petit scepien, plus ou moins, mais cela t’es forcément arrivé. Cette impression que rien ne reposait sur du concret.
Mais aujourd’hui ce ressenti s’est apaisé. Ça va mieux n’est-ce pas ?
Les équilibristes gigueurs ou simplement singuliers collectionneurs d’assos, voulant être partout sans trop s’impliquer. Rien ne pourrait ébranler leur certitude d’être en place. Mais cette certitude demeure toujours moins ancrée que celle des détenteurs des oripeaux sacrés. Chaque jour un peu moins accessibles un peu plus confondus avec les traditions et les images de l’école.
De l’autre côté certains tentent de fonder de nouveaux ordres, de construire leurs propres bastions pour exister à leur façon, loin des normes implicites tacitement imposées. Et les derniers rentrent chez eux après chaque journée en regrettant l’oppressante superficialité ambiante de leurs rapports, de leurs « amitiés ». Ils s’en vont trouver refuge dans ce qui leur reste de « vrai ».
Même si l’angoisse de ne pas trouver sa place disparaît pour beaucoup après avoir été intégré, l’impression d’être duper perdure.
Ma classe, mes premières rencontres, mes anciens camarades de prépa, mon groupe de WEI, mon groupe de cruz, ma chambre de WEPN, mon asso, mon ex-pré liste… Plus nous sommes entourés plus nous sommes perdus au milieu des noms, des visages, des sourires, des échanges cordiaux. Les liens que nous nouons sont très fins bien qu’étroitement serrés. Ces relations volages si intenses en apparence. « J’adore cette fille. », « Ce mec est énorme. »
Finalement quels seront-ceux à qui nous offrirons notre temps ? Les premiers ou les suivants ? Fidèles aux origines ou tournés vers la nouveauté ? Sûrs de vouloir maintenir l’acquis ou en perpétuelle quête d’opportunités ?
Pourquoi cette fille que tu regardes du coin de l’œil depuis le début de l’année mais qui t’ignore se met-elle-subitement à onduler son corps contre le tien sur le dance-floor ? Pourquoi cette personne avec qui il t’arrivait de perdre un peu de temps, gentiment lorsque tu avais une heure de libre commence progressivement à ne plus te calculer lorsqu’elle te croise dans les couloirs ? Pourquoi regardes-tu ton colocataire autrement depuis que tu sais qu’il est blacklisté ? Pourquoi n’as-tu plus de temps pour les soirées de l’extérieur ? Pourquoi est-ce que tu passes ton temps à essayer de créer des liens artificieux avec ceux qui ont été désignés comme tes frères d’armes ? Pourquoi est-ce que tu pourrais te forcer à faire quelque chose qui ne te plaît pas avec des gens qui ne te font pas vibrer ?
Par peur de ne trouver aucune place. Par croyance que trouver sa place c’est emporter l’assentiment général. Etre vu de tous. S’étendre, se répandre, être présent partout, quelque part, c’est sacrifier le vrai. Parce que le vrai dans le relationnel implique des contraintes, des réclamations affectives, des « comptes-à-rendre ». Le superficiel c’est facile, on glisse sur sa toile délicatement tissée par une multitude de connexions, on ne fait que l’effleurer. À la fois partout et nulle part, aimé et connu de tous mais inaccessible.
L’impression d’être duper en définitive c’est le sentiment d’avoir du mal à trouver sa place. Il est propre à chaque nouveau départ, comme l’angoisse de la page blanche, on ne sait pas par où commencer, quel sera le premier trait sur la toile. Nous arrivons dans cet univers aux codes particuliers, incompréhensibles au premier abord. Il nous a fallu décrypter ces codes, trouver nos marques, nous identifier à un groupe de référence. Et une fois acceptés en son sein, « validés », par l’image qu’il véhicule et vers laquelle nous tendions, étrangement c’est comme si nous nous étions trouvés, et sur cette toile blanche apparaît une sorte d’autoportrait. Mais cet autoportrait n’est qu’un reflet imparfait et incomplet qui ne vaut qu’à l’intérieur de l’école.
Certains vont choisir de se définir par l’attention des autres, de se faufiler partout, de papillonner, de profiter d’actions passagères et opportunes aux conséquences éphémères pour se démarquer. Mais connaître toujours plus de personnes, saluer toujours plus de visages flous, est-ce vraiment cela trouver sa place ? Parce que l’impression d’être duper est également le sentiment que tout peut basculer, que du jour au lendemain, les choses, les gens, peuvent changer. D’où la nécessité de parvenir à un équilibre : un fond sincère et quelques artifices. Trouver ceux qui nous correspondent où qu’ils soient. Dans ma classe, mes premières rencontres, mes ex-camarades de prépa, mon groupe de WEI, mon groupe de cruz, ma chambre de WEPN, mon asso…. Finalement peu importe.
Cette impression d’être duper – ce sentiment de ne pas être reconnu quand on a pas trouvé sa place, ou cette impression de ne pas être à la bonne place, de ne pas être soi-même quand on l’approbation des autres – tout le monde la connaît à un moment ou à un autre. Elle est inhérente à tout changement aussi radical d’institution, d’environnement, de codes. Elle n’est pas forcément une spécificité de l’école. Et il appartient à chacun de l’appréhender à sa manière. Mais comme partout certaines personnes sortent du lot et ce sont ceux qui permettent à l’authenticité de se maintenir sans renoncer entièrement aux plaisirs de la consensualité.