L’Emoji : non-sens ou perte d’intérêt ?
Par Kévin Tran
« Émoji couteau, hashtag tass-pé, nude sur le darknet, émoji abricot, émoji gouttes d’eau, hashtag tar-pé ».
Bien qu’aucun émoji n’ait été utilisé, nous venons tous de nous les projeter mentalement. Nul besoin de rappeler que l’émoji a pris depuis ces dernières années une importance considérable sur notre manière de converser.
Inventé en Extrême-Orient en 1998, popularisé avec le smartphone, il a complètement supplanté l’émoticône, qui a vécu ses heures de gloire sur MSN et désoriente aujourd’hui la génération Y, Z, « millenials », « digital natives » ou que sais-je, qui l’a adopté comme un prolongement du langage commun.
Plus simple, plus explicite par sa représentation graphique, plus ludique aussi, il donne un peu de saveur dans la morosité d’une conversation classique parsemée d’émoticônes typographiques (ex : 🙂 ou 🙁 quand t’es pas content). L’emoji a cette capacité à faciliter la communication au niveau macrosocial car il dépasse les langues, les registres, et se base sur des émotions simples et courantes. Pourquoi donc m’élève-je contre ces lignes de code transcrites en visages humanoïdes ? Et bien je trouve qu’elles appauvrissent la conversation, et donc, le message.
L’émoji détruit toute once d’implicite qui est, selon moi, une dimension importante de la conversation. L’implicite apporte de la profondeur au message et force déjà à le lire de façon assidue, tandis qu’un message gavé d’émojis n’invite pas à l’analyse. On a donc une consommation rapide du signe car les émojis sont justement fait pour être explicites, ce qui déprécie le message. En plus de détourner l’attention qui doit être créée par le message, en s’attaquant à l’implicite, leur usage touche à l’ironie. L’émoji qui rit, l’émoji qui pleure recréent parfaitement les expressions du visage, le lecteur est privé de subtilité car il se projette automatiquement le visage de son interlocuteur. Il agit comme un signal qui prévient le lecteur du ton du message, par exemple : émoji qui rit → c’est censé être drôle. Or vous comme moi ne percevez pas l’humour comme quelque chose de forcément communiqué et devant être renvoyé, mais avant tout comme émanant de votre réaction au message. L’émoji détruit cet interstice dans lequel s’immisce le lecteur pour interpréter le message et le force à adopter telle signification du message quand bien même il ne le trouverait pas drôle.
Il n’y a plus cette suggestion qui permettait de donner une réelle profondeur et une liberté à la conversation. C’est peut-être caractéristique des temps modernes : toujours plus et toujours plus vite.
« L’émoji détruit cet interstice dans lequel s’immisce le lecteur pour interpréter le message »
De même, la virtuosité en prend un coup. « Ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers, mais avec des mots » rappelait Mallarmé à Degas (propos rapportés par Paul Valéry). Dans l’histoire de la critique littéraire, on retrouve toujours cette opposition entre les partisans du mot comme esclave du sens, comme le voyait Sartre, le signifiant ne servant qu’au signifié, et les militants d’une certaine dignité du mot, du signifiant donc, comme Ponge, qui déclarait dans « La promenade dans nos serres » : « Je veux vous faire aimer pour vous-même plutôt que pour votre signification ». Dans le cas de l’émoji, on va donc encore plus loin : on a le signifié sans l’inconvénient du signifiant alphabétique. Fini donc la lettre qui te fera dire comme Elie Yaffa : « Putain quelle rime de bâtard » et suite à laquelle tu planifieras de reformer ton groupe de rap de la 5ème à Boulbi dans le but de succéder à Lunatic. Fini les expressions de groupes. Fini les messages codés entre khey.
Un autre problème est que la surconsommation de signes (d’émojis) détruit la valeur qu’ils portent. Vous comme moi apercevez souvent des gens dans le métro finir les messages qu’ils adressent à leur bien-aimé.e par des flopées d’émoji cœur. Cela n’induit-il pas une perte de valeur ? En plus de polluer la planète (oui, ça pollue d’être fragile), dire je t’aime à l’autre en émoji devient donc courant, banal, quasi une obligation dans laquelle on s’est engouffré quand bien même il existe mille façons de le dire et donc d’éviter cette dépréciation.
« Si le téléphone a physiquement affecté notre physiologie, à quel point l’émoji peut-il modifier nos capacités discursives ? »
J’en viens carrément à me demander si l’émoji n’impactera pas la conversation réelle. Marshall McLuhan avait prédit dès 1964 dans le très célèbre Understanding media : The New Extensions of Man que les nouvelles technologies deviendraient des prolongements physiques de nos êtres, comme l’est le téléphone aujourd’hui. Si le téléphone a physiquement affecté notre physiologie, à quel point l’émoji peut-il modifier nos capacités discursives ? Notre génération sera peut-être peu affectée, quoiqu’on ne sache pas encore quels pourraient en être les vrais effets… Simple hypothèse.
Alors, pourquoi est-ce que je m’attaque surtout à l’émoji et non aux émoticônes typographiques ? Tout simplement parce que la diversité des émojis permet d’avoir un émoji pour n’importe quelle émotion, mais que la contrepartie de cet explicite, je l’ai déjà dit, c’est bien la perte du « ressenti » du message.
Je suis donc, certes, très réactionnaire face à la présence grandissante des émojis et mon point de vue est sûrement très singulier mais c’est l’impression que j’ai lorsque ces visages fluorescents m’aveuglent à la lecture d’un message. Une conversation qui perd en mystère, en suggestivité, ce qui fait, osons le dire, le charme, l’intérêt de toute conversation, qu’elle soit de type flirt, grosses barres entre khey ou autres.
Cependant, je me montre sûrement trop méfiant face à un objet du langage qui deviendra très surement courant et dont l’utilisation sera peut-être réenchantée, ré-imaginée d’ici quelques années.