Le clown démasqué
Par Angélique Massiani
« C’est de cette tragédie dont il s’agit : vivre à tout jamais comme une blague à deux pattes. Le rire du spectateur, symptôme de cette tragi comédie, est à la fois la nourriture du clown et son drame. » (Yann Frisch, magicien et clown)
Un soir, j’aperçois un vieil homme, un baroudeur qui arpente les rues berlinoises et déploie des bulles géantes dans l’air sous les yeux ébahis des passants. Il est tard, il fait nuit et plus personne pour l’admirer. Il vient me demander une clope puis commence à me parler. Léger souci, il ne parle qu’allemand. Ok je me mets en état de concentration maximale. Outre les nombreuses critiques contre les jeunes qui boivent trop, Facebook qui nous surveille et nous espionne comme la Stasi au temps de Berlin-Est, l’homme me confie qu’il a fait du théâtre mais du théâtre classique. Et puis là il évoque le clown, son visage se crispe et le venin s’écoule : « le clown ce n’est pas de l’art, c’est de la merde ». Dans ma tête défilent les dizaines de clowns qui ont coloré mes dimanches après-midi de petite fille. Je me remémore le spectacle auquel j’ai assisté la semaine précédente. Deux femmes : une trapéziste et une clown-acrobate, une force de la nature qui déclenchait le rire ou les larmes du public en un clin d’œil. Sa démarche, sa souplesse…non le clown, ce n’est pas de la merde.
Le clown : être hybride que nous avons du mal à cerner et qui inspire la peur ?
Le clown est censé provoquer le rire, être l’ami des tout-petits. Pourtant il est au cœur d’histoires effrayantes.
La coulrophobie, terme technique désignant la peur du clown, semble largement répandue. Stephen King a popularisé l’image du clown maléfique à travers son roman ça où le clown Grippe-Sou (Pennywise) hante la ville de Derry. A sa première apparition, il est terré au fond d’une bouche d’égoût, appâtant le jeune George dont il a récupéré le bateau en papier qui dérivait de caniveaux en caniveaux. Sitôt qu’il gagne la confiance du garçon de la manière la plus ingénieuse qui soit : à l’aide de ballons, preuve de son inoffensivité, il se mue en un animal menaçant aux griffes mortelles et aux dents grandes « comme celles d’un lion de cirque ». Pour Don Hagarty, personnage du livre, Grippe-Sou personnalise la ville de Derry et tout ce qu’elle renferme de macabre. Dans l’éclat de ses yeux jaunes se reflètent les pulsions animales des habitants de Derry.
Selon le psychiatre Antoine Pelissolo « Quand on ne parvient pas à décoder le visage d’une personne, on la perçoit comme menaçante ». Or le clown présente un visage atypique, inhumain qui nous projette hors de notre zone de confort. Il joue de son ressort comique pour nous duper. Celui qui se dissimule derrière un masque trompe par essence : il n’offre pas son vrai visage.
Selon le psychiatre, nous aurions besoin de nous créer des figures de monstres imaginaires afin d’apprivoiser nos peurs puisque nous ne bénéficions plus de ces moments où nous pouvons les exorciser (rôle des cérémonies vaudou par exemple). Par le même procédé que la catharsis au théâtre, se confronter à un clown maléfique permettrait de matérialiser nos peurs inconscientes et de mieux les externaliser. Le clown est une figure récurrente de l’enfance ; or l’enfance est le moment où se forment nos angoisses et où nous les cristallisons sur un élément de notre entourage.
La World Clown Association a accusé les réalisateurs et notamment Andrés Muschietti, le réalisateur de ça, film-remake sorti en août 2017, de déformer l’image du clown innocent : Pennywise est un clown maléfique et dangereux. La création du personnage de Stephen King serait à l’origine de pertes d’emploi pour les clowns professionnels, certaines écoles annulant les spectacles de clowns par peur de heurter les enfants qui ont développé dans leur imaginaire une peur presque phobique du clown. La phobie du clown peut être d’ordre biologique ou expérimentale mais elle peut aussi découler du visionnage de films traumatisants ou de l’usage détourné de l’image du clown par certaines personnes à l’instar des « creepy clowns » qui ont sévi dans les rues américaines au cours de l’été 2016 (apparition de clowns dans des situations effrayantes un peu partout aux Etats-Unis sans qu’il y ait forcément acte de violence).
Petite histoire du clown
Depuis leurs débuts sur les planches, plusieurs types de clown se sont succédé. Le clown le plus répandu, qui fait rire les enfants grâce à son nez rouge et son côté pittoresque, se prénomme August. Il semblerait qu’il soit né à Berlin en 1874 au Circus Renz. Personnage non prémédité, il est né d’une simple bourde. Au milieu du spectacle aurait eu lieu un petit imprévu : un garçon d’écurie se serait emmêlé les pieds et aurait chuté sur scène dans la sciure ce qui aurait mis la foule en liesse. Le directeur du cirque, non content de cet imprévu réussi, aurait ensuite décidé d’ériger cet idiot (« august » en allemand) en personnage à part entière. Un personnage qui incarne le ridicule, la bouffonnerie, qui subit toutes ces petites misères si humaines qui provoquent le sourire et nous font nous moquer de nous-mêmes. D’autres versions existeraient : Augusto aurait pu être le directeur d’un clan d’acrobates italiens qui aurait également perturbé un spectacle par la tombée d’un câble sur scène. Bref l’August est ce personnage qui commet une bourde mais qui provoque le rire, celui sur lequel on ne s’apitoie pas mais à travers lequel transparaissent nos gestes gauches du quotidien.
Cependant, d’autres lui disputent la profession. Le clown blanc incarne un clown plus sérieux et poétique. Le contre-pitre quant à lui reflète le summum de la bêtise. L’auguste subit la violence du chef, le clown blanc, qu’il reporte sur le contre-pitre. Monsieur Loyal mène la danse.
Le propre du clown ?
Dans une émission de France Culture sur l’Ecole du Samovar, des professionnels affirment que la politesse et la gentillesse ne font rire personne et que le fonds de commerce du clown est sa cruauté. Il nous faut de la violence, nous moquer et non pas aduler.
La plus grande difficulté selon les apprentis-clown est d’atteindre cet état où l’esprit se met en veille et le corps reprend le pouvoir. Dans un des exercices de l’école Samovar, les participants sont sommés d’adopter une posture animale et de se tourner autour tels des chiens. Le lâcher-prise prend du temps mais petit à petit les démarches deviennent plus souples, les émotions plus intenses. Mathieu se met à lécher le nez de Lucie puis les trois participants se mettent à tourner en rond et s’engagent dans une lutte animale. Le but est clair : ne plus penser.
Le clown est un personnage extrême dans tout ce qu’il accomplit et tout ce qu’il ressent. Il passe de la colère à la douceur sans transition. Il n’agit pas dans la contrainte, dans le souci des autres mais uniquement par impulsivité.
Outre le mental, l’apparence du clown est primordiale. Selon André Strauss, deux caractéristiques définissent le clown : l’aspect physique et l’aspect vestimentaire. Le « clown blanc » est plutôt élégant. Son visage est peinturluré de blanc, des paillettes sont parsemées sur ses habits brillants et il n’y a rien à redire à ses chaussures. L’«August» est mal accoutré et affublé de déformations. Il porte le fameux nez rouge, un chapeau qui ne lui sied pas, une cravate mal nouée, un pantalon et des souliers trop grands. Mais quel que soit le clown, l’essentiel de son travail réside dans le mime, dans la précision des expressions qu’adopte son visage.
Charlie Chaplin est un des « August » les plus célèbres. Il possède tous les éléments du costume du gentleman mais ceux-ci sont mal agencés : le nœud papillon est trop grand, la veste est trop large et ne parlons pas des chaussures… Il peut se targuer de talents d’acrobates certains et transmet tout ce qu’il ressent par le regard, les gestes et la démarche. Jamais ses lèvres ne trahissent l’ombre d’un sourire, le spectateur est seul à percevoir le comique.
Le clown : un comédien pas comme les autres ?
Quel que soit le spectacle dans lequel il intervient, le public a des attentes vis-à-vis du clown. Sa fonction principale est de faire rire et tous les clowns partagent des caractères communs (accoutrement, importance de la pantomime…). Le clown ne peut donc pas être considéré comme un comédien classique puisque le comédien offre un terrain d’expérimentation vierge à chacun des personnages qu’il incarne. Aucune constante ne lie ces derniers. Le clown ne s’attaque pas à une multitude de rôles différents mais creuse au contraire un personnage unique. Rien ne lui interdit de le faire évoluer et de se singulariser. Cependant un glissement s’est opéré : le clown s’insérait auparavant dans une pièce aux côtés d’autres personnages (les premiers clowns de théâtre apparaissent dans le théâtre élisabéthain) avant de constituer une profession à part entière et de rejoindre le champ du cirque (XVIIIème siècle). Alors que le terme dans la langue anglaise se rapporte à un paysan balourd, « clown » entre au dix-neuvième siècle dans la langue française « pour nommer le pitre du cirque à l’anglaise qui exécute, à pied ou à cheval, des exercices d’équilibre ou de souplesse destinés à faire rire. Grimace et cabrioles sont les bases de son art. » ( A. simon) Un changement s’est opéré : le clown constitue un spectacle à lui seul.
A la fin du dix-neuvième siècle avec l’apogée des clowns italiens, le clown abandonne ses capacités d’acrobate pour devenir purement et simplement un personnage à l’essence comique.
Les frères Fratellini formés au Cirque Medano
Alors que le métier de clown s’essouffle, Lecoq fonde sa célèbre école et remodèle un nouveau clown à la croisée de la Commedia dell ’Arte et des débris du clown de cirque. A ce moment-là apparaît le nez rouge qui fait maintenant partie intégrante de l’identité clownesque.
Une dernière différence essentielle selon Yann Frisch est que le clown, contrairement au comédien, n’existe pas dans notre réalité. A aucun moment le spectateur n’est crédule. Le clown ne peut pas échapper à sa condition : faire rire, voilà justement ce qui constitue sa tragédie.