Posted in Eco, Interviews
29 janvier 2021

Interview Nicolas Bouzou, économiste

Bonjour Monsieur Bouzou, avant tout merci beaucoup d’accorder cette interview à Streams, le journal de l’ESCP. Économiste, auteur, entrepreneur, essayiste, vous n’êtes plus à présenter : vous qui avez de multiples casquettes, dans quel domaine pensez-vous que le Covid aura les conséquences les plus importantes ?

Alors le Covid aura des conséquences dans tous les domaines, c’est une facilité intellectuelle d’isoler les domaines. C’est comme ça que notre enseignement supérieur est construit  par exemple, avec des enseignements par matière. C’est aussi ainsi que l’État est construit, avec des silos de compétence entre les ministères. Pourtant les choses ne fonctionnent pas de cette manière, tout est inter-relié. Mais le domaine dans lequel il y a le plus de changement avec cette crise sanitaire c’est le domaine de l’innovation dans la santé. Un an après le début de l’épidémie, qu’on ait des vaccins, efficaces, sûrs, et qu’on soit capable de les déployer aussi vite est une prouesse. Ces technologies [sur lesquelles on a fait de fortes avancées] vont pouvoir être utilisées dans d’autres domaines. Le premier domaine qui change beaucoup avec cette crise c’est le domaine sanitaire, mais les implications sont évidemment dans tous les domaines.

Au début de la crise du Covid en mars dernier, beaucoup ont dénoncé les lenteurs de l’État, pensez vous que ces lenteurs (masques, gels) l’année dernière sont le symptôme d’un problème structurel français ou ne sont-ils arrivés qu’en raison du caractère exceptionnel de la crise ?   

Dire que le manque de masque est l’illustration de dysfonctionnements structurels me semble un peu sévère.

Je suis assez indulgent sur la gestion des masques durant la crise, évidemment le personnel soignant n’a pas cette vision parce que sur le terrain, ils manquaient de tout. Mais je suis relativement indulgent parce que le besoin de masque a été très fort au début de la crise ; à leur place, aurais-je pu faire mieux ? Sincèrement, je ne sais pas si j’aurais pu faire mieux. Cette crise était très imprévue. Dire que le manque de masque est l’illustration de dysfonctionnements structurels me semble un peu sévère. Cependant, si la question des masques était une question d’urgence, celle de la campagne de vaccination était un sujet de planification et d’organisation.

 

Alors sur ce point, les polémiques liées à la vitesse de distribution du vaccin font rage, une question se pose alors concernant la logistique et l’administration: quel est le problème français ?

La question que vous posez est extrêmement profonde. D’abord je ne pense pas que l’administration soit la seule responsable, il est aussi question de diagnostic – tout mettre sur le dos de l’administration, c’est ne voir qu’une partie du problème.

Mais pour répondre à votre question, on a un État trop centralisé, on a des chaines de commandement pas tout à fait opérationnelles en raison de l’absence de ce qu’on appelle le Spoils System [Principe selon lequel chaque nouveau gouvernement doit mettre dans les administrations des gens qui lui sont fidèles, ndlr]. En France, quand on a un très bon ministre – qui connait bien ses dossiers, qui est compétent, qui décide- tout va très vite, tout marche bien et l’administration suit. Mais quand on a des ministres moins sûrs d’eux, on se retrouve avec des gens qui vont défendre leur doctrine et leur administration, ils vont tenter de lui donner de la puissance et de la développer ; alors l’administration se complexifie.

Le premier sujet pour la France, à mon sens, est avant tout la réforme de l’État. Cela ne se limite pas à la baisse de la dépense publique. Le sujet majeur est un sujet d’organisation : simplifier des structures, diminuer le nombre d’échelon, fusionner des structures. Mais cela passe aussi par l’instauration du Spoils System, faire changer la haute administration régulièrement, au moins à chaque changement de Président de la République.

Le second est celui de la décentralisation, donner plus de puissance aux collectivités locales,  aujourd’hui les responsabilités sont mal définies, les liens entre l’État et les villes ne sont pas optimisés.

Le premier sujet pour la France, à mon sens, est avant tout la réforme de l’État.

Il est quelque chose que je comprends mal dans votre critique de l’administration et dans l’idée du Spoils system, n’est-ce pas un atout pour la France d’avoir des hauts fonctionnaires compétents qui connaissent leur administration ?

Vous avez raison, on a en France une fonction publique qui a un niveau de compétence, de probité et de sens de l’État incroyablement élevé. Le sens de l’intérêt général est extrêmement développé. Mais quand on parle de Spoils System il ne s’agit pas de faire comme les américains, n’importe quoi et de nommer par copinage. Il s’agit simplement d’avoir des administrations qui soient là pour appliquer les directives des gouvernements. Mais le problème n’est pas partout, à Bercy, les mesures sont appliquées. Mais dans certains ministères comme le ministère du logement ou de la santé, on peut avoir ce type de difficultés.

Il s’agit simplement d’avoir des administrations qui soient là pour appliquer les directives des gouvernements.

Ça permettra aussi d’éviter les batailles entre les cabinets ministériels et la haute administration. Des conseillers ministériels arrivent parfois dans les cabinets en sortant à peine de l’école et donnent des ordres à des gens qui font ce métier depuis toujours, ce qui pose parfois des difficultés.

On a vu, concernant les vaccins, un refus français exceptionnel. Qu’est-ce que cela dit de la confiance en l’État ? Pourquoi semble-t-elle avoir été perdue ?

Pour le coup je ne crois pas que ce soit un problème de confiance en l’État mais plutôt un problème de confiance dans le capitalisme et dans la mondialisation. Les antivax sont très marqués politiquement (RN/LFI), le lien entre les deux, celui que j’observe, c’est le refus du capitalisme mondialisé. C’est d’ailleurs ce qui fait le lien très fort entre le Rassemblement National et la France Insoumise. Ce lien se matérialise dans certains objets, ici le vaccin – d’autant plus qu’il est issu d’une technologie nouvelle, ce qui peut être inquiétant.

Les Français sont d’ailleurs le peuple le plus méfiant vis-à-vis de la mondialisation et l’économie de marché, pour des raisons qui sont à mon sens d’ordre historique. Dans la France moderne, la morale est une affaire publique, la morale doit encadrer la politique qui doit encadrer la société civile, inverse du modèle anglais dans lequel la morale est une affaire privée. Donc, dans des périodes de destruction créatrices, ce sentiment de défiance vis-à-vis de la mondialisation est exacerbé.

 

Concernant la dette, vous semblez plutôt confiant quant à notre capacité à sortir de la crise économique liée à la pandémie. Pensez-vous vraiment que cette dette peut être intégralement remboursée ?

Si vous me demandez : « la dette peut-elle être intégralement remboursée », la réponse est oui. Si vous me demandez : « le sera-t-elle ? », je ne peux pas vous répondre maintenant.

Mais à mon sens, la dette n’est pas la priorité du moment. On est dans une crise économique très grave, il est normal d’aider les entreprises. De toute manière, si on ne le faisait pas on aurait la même dette en raison du chômage et de la baisse des rentrées fiscales.

Ensuite ça n’est pas une dette classique, c’est un endettement exceptionnel et temporaire, c’est par ailleurs un endettement financé par la BCE. Mais on aura des effets secondaires liés à ce surrendettement, et dès qu’on pourra en sortir il faudra le faire.

Des facteurs déflationnistes ayant disparu, avec la politique que l’on mène, il est envisageable de connaitre un peu d’inflation.

Une question plus « Macro » pour rebondir sur votre réponse. Après la crise de 2008, on a vu une différence dans la sortie de crise entre les États-Unis et l’Europe. Quand Janet Yellen – ou Powell d’ailleurs-  tentaient de remonter les taux directeurs, l’Europe était toujours empêtrée dans la crise. Pour l’Europe, est-il viable à long terme de remettre autant d’argent dans l’économie tous les 10 ans alors qu’on sort à peine de la crise de 2008 ? Ne risque-t-on pas une crise d’hyper inflation ?

Sur l’inflation, je ne crois pas qu’on ne connaitra plus jamais l’inflation. Je crois que certains facteurs déflationnistes ne sont plus là, il n’y a plus de délocalisation, il n’y a plus d’augmentation de la population active mondiale qui tirait les salaires vers le bas. Je pense que ces facteurs déflationnistes ayant disparu, avec la politique que l’on mène, il est envisageable de connaitre un peu d’inflation. Avec des ordres de grandeur autour de 4/5% je pense. Alors, quelle sera la politique monétaire ?

Sera-t-il envisageable de mettre, comme l’avait fait Volcker, les taux d’intérêt à 15% ?

Non, on a une aversion à la récession qui est très forte. Notre politique monétaire aura toujours un biais expansionniste et je pense que quoi qu’il arrive, on aura des taux d’intérêts réels négatifs pendant longtemps. D’ailleurs on est pleinement dans l’euthanasie du rentier keynésienne, les taux d’intérêts sont à 0 et pourraient être négatifs dans les prochaines années donc l’épargnant est déjà spolié. Personne n’imagine ces 10 prochaines années qu’on ait un taux de l’actif sans risque qui monte à 3 ou 4%.

Une dernière question que nous posons à tous nos invités : nous sommes jeunes, quel est l’idéal que vous nous proposeriez de défendre ? Quel est l’idéal à poursuivre ?

Je suis très optimiste pour vous. Ça va peut-être faire hurler parce ce que cette période est très difficile pour vous, je le vois partout. Mais cette crise va enclencher plein de révolutions (santé, écologie, économie circulaire, accès à la culture). Ces révolutions vont donner du sens à votre travail et à votre vie. Vous allez pouvoir construire un monde prospère et respectueux de l’environnement. Ce sont des défis qui vont donner du sens à votre travail, surtout quand on a des diplômes comme le vôtre qui vont vous permettre de vous insérer sur le marché du travail. Je suis vraiment confiant pour votre avenir.

Mais c’est important d’avoir un idéal qui nous dépasse, c’est ça qui donne du sens à la vie. Je pense que nos vies ne doivent pas être guidés vers la recherche du bonheur individuel, je pense que ça doit être avant tout guidé par le sens de l’intérêt général, contribuer à des choses plus grandes que nous. J’ai ici par hasard un livre de Clément Rosset, Loin de moi, dont je vais vous lire la quatrième de couverture : « Qui souvent s’examine n’avance en rien dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte.».

Propos recueillis par Eugénie Viriot et Samuel Vrignon pour Streams, média de l’ESCP.

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