Soigner l’artificiel
Sur Pulp Fiction
Par Alexandre Glaser
Le cinéma et l’univers de Tarantino, au même titre à bien des égards que celui de Woody Allen, plaît à tout le monde. Son cinéma est cool. Tarantino a su construire un monde dans lequel tout est cool : la BO, le traitement de l’image, les plans, la disruption permanente de la séquence narrative alternant flashbacks et prolepses, la multiplication des punchlines ou encore les personnages et leurs théories absurdes. Je ne parlerai pas exclusivement de Pulp Fiction mais l’essentiel de mon propos s’applique à ce film-ci.
Le génie de Tarantino à mon sens réside dans la manière dont ses films ont su percevoir (ou occasionner) un changement dans notre mode de consommation de l’image. Il serait sans aucun doute erroné de parler de « fin du cinéma » mais il faut tout de même reconnaître que nous entrons du même coup dans « l’ère des séries ». Or, la série opère une mutation profonde de notre rapport au temps au sein même de l’œuvre cinématographique. Chaque série a le loisir de prendre son temps, de camper en profondeur la psychologie de ses personnages (sur une, deux ou douze saisons).
Le film, limité dans son essence même par son mode de diffusion en salle, ne peut durer 20 heures (à moins d’être expérimental) ; la série au contraire à tout le loisir de s’attarder sur un événement pour trois épisodes de cinquante minutes. La conséquence inévitable de cela est globalement la suivante : une production cinématographique moyenne (américaine à tout hasard) ne vaut souvent pas une série moyenne. Je ne parle pas ici des chefs d’œuvre qui en deux heures construisent l’impression profonde que ces personnages que l’on suit, nous les connaissons depuis toujours. Les grands films produisent ce que les grands romans parviennent à susciter et ce que Proust qualifie si bien en parlant des personnages de nos lectures : « Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie, n’osant pas toujours avouer à quel point on les aimait, (…) ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d’eux. »[1]. Les grands films parviennent à produire un manque, les séries moyennes également et plus facilement encore : après avoir passé un mois de notre vie à suivre un personnage de série, il nous manque. Bref, revenons à Tarantino.
Le génie de Tarantino, donc, est – exception faite de Kill Bill -, d’avoir su nous détacher complètement de son scénario, de ses personnages tout en les rendant si cools, de son monde au moment même où il nous plongeait – et ce, de manière irrésistible -, dedans. L’on peut aimer un personnage de Tarantino, mais l’on ne sait (là encore, je ne parle pas de Kill Bill) rien, ou presque, de lui. Tarantino soigne parfaitement la construction d’un monde complètement artificiel. Les débats entre les personnages sont tout aussi absurdes : on se souvient par exemple des débats de Vincent et Jules, sur les « foot massage » ou sur les « royal with cheese ». « Non seulement les protagonistes de Pulp Fiction parlent, mais ils raisonnent, ils raisonnent inlassablement, il pensent (…) de façon apparemment futile, frivole, dérisoire »[2] Tout paraît faux, et ce de manière géniale là encore, chez Tarantino. La BO d’un Django se sert de 2Pac tout en faisant appel à Ennio Morricone. C’est que le réalisateur de Reservoir Dogs manie parfaitement le choc des contrastes et a un goût prononcé pour le paradoxe. Il n’y a pas de gris dans son monde, mais du noir profond puis du blanc éclatant. Un exemple de cette inclination au paradoxe se trouve dans la structure même de ses ambiances : un Kill Bill nous fait sauter de l’univers du cinéma japonais à celui du manga ou du comics. Tarantino n’hésite jamais à nous faire passer de la peinture du quotidien à l’extraordinaire par l’irruption de l’absurde : la conversation de Jules et Vincent lance une série d’événements tous aussi invraisemblables les uns que les autres. Il y a quelque chose de théâtral dans Pulp Fiction : l’histoire pourrait être résumée en une minute, et il ne se passerait pas grand chose, mais elle est pourtant relancée à chaque instant par un événement absurde. Ce n’est d’ailleurs pas anodin s’il choisit de diviser son film en chapitres, ou plus précisément en actes.
Il y aurait en fait deux manières de voir les films de Tarantino, deux attitudes à adopter l’une n’allant pas sans l’autre. L’on peut se laisser porter par un récit absurde et l’on accepte que Tarantino nous propose une culture de la distraction[3], que cette culture de la distraction fondamentalement s’ancre dans une culture du quotidien. Mais on peut à l’inverse prendre acte que, de la même manière que Jules après avoir répété un nombre infini de fois le verset d’Ezechiel 25,17 sans prêter attention à son sens moral en devient pénétré soudainement, Tarantino tout en soignant l’artificialité de son monde, n’a de cesse que de nous amener à le dépasser, que par-delà de l’action demeurent les questions sans réponses qui viennent briser la boucle apparemment finie du récit.
[1] Sur la lecture, Proust
[2] Quentin Tarantino, un cinéma déchaîné, « De la distraction », Pascal Bonitzer, pg.21
[3] ibid, « Recommencer », Nicolas Vieillescazes