17 septembre 2015

Existe-t-il un « bon » féminisme ?

Ou pourquoi les petits seins de Lou Doillon ne sont pas mieux que les gros de Nicki Minaj

 

Non, une femme nue blanche et mince ne devrait pas être plus élégante et correcte qu’une femme nue noire et plantureuse. Non, montrer ses fesses pour Givenchy n’est pas mieux que de les montrer dans un clip de musique. Non, tu ne peux pas te prétendre féministe en crachant sur le féminisme des autres. Non Lou Doillon, tu n’en fais pas plus pour la cause des femmes que Beyoncé et Nicki Minaj. Je dirais même que tu en fais moins.

Laissez-moi vous éclairer, si vous le voulez bien. Remise en situation : il y a quelques semaines, Lou Doillon (fille de Jane Birkin et Jacques Doillon, actrice et chanteuse à ses heures perdues, mannequin à l’allure adolescente, pour ceux qui ne se la remettent pas) a proféré quelques risibles paroles à propos du « féminisme ». Voici ce que la jolie brune a pensé utile de déclarer : «les femmes, nous devons faire attention à ne pas perdre du terrain. Quand je vois Nicki Minaj et Kim Kardashian, ça me scandalise. Je me dis que ma grand-mère a combattu pour autre chose que le droit de porter un string». Ceci accompagné de mauvais points distribués allégrement à Beyoncé, cette affreuse femme chantant ivre et humide, suppliant son compagnon de lui faire l’amour, dans un de ses clips. On peut être d’accord ou pas avec la mise en scène hyper-sexualisée des corps performée par Nicki, Kim, ou Beyoncé ; là n’est pas la question. Le problème ici, c’est que Lou Doillon incarne selon moi un des problèmes majeurs du féminisme aujourd’hui, celui qui le dévoie et qui lui nuit : les femmes se battent entre elles pour savoir qui sera la meilleure féministe. J’exagère un peu le trait, mais c’est à peu près ça. Plutôt que de continuer à lutter contre les violences (de toutes sortes) faites aux femmes (de toutes sortes), nombre de demoiselles d’aujourd’hui se focalisent sur l’image qu’elles se font du féminisme et n’hésitent pas à déployer leur énergie pour critiquer leurs semblables ; elles se tirent dans les pattes au lieu de célébrer toutes les formes de féminisme. Evidemment, le féminisme est un peu plus complexe que cela et, effectivement, il peut y avoir « des » féminismes, et pas seulement un seul, qui réunirait idéologiquement toutes les femmes de la planète, qui regarderaient l’horizon en même temps, en communion avec leurs idéaux. Mais c’est selon moi là où Lou Doillon se trompe : « ces » féminismes pluriels ne sont pas à classer qualitativement sur la base de critères définis par l’archétype de la femme blanche bien-née. « Ces féminismes » au contraire doivent être définis et performés, vécus, de la manière dont celle qui le vit en a décidé ; en définissant ce qui est bon et sain pour la femme et son image, Lou Doillon menace de passer dans le camp de ceux qui dominent et ordonnent, c’est-à-dire les hommes, et ainsi de contredire tout le discours féministe qui lui précède et qu’elle semble ne pas maitriser ; des décennies après Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir a toujours raison, « les femmes se forgent à elles-mêmes les chaînes dont l’homme ne souhaite pas les charger ».

On pourrait m’objecter plusieurs contre-arguments, bien évidemment : le premier serait « ce n’est pas parce qu’elle est blanche et mince qu’elle n’a pas le droit de critiquer des femmes noires à grosses fesses ». Bon. Le second pourrait être «  Nicki Minaj Beyoncé et Kim Kardashian n’agissent pas uniquement de leur propre volonté et pour la cause des femmes, mais sous l’influence de la société de consommation, du regard des hommes, de l’argent » OK. « Ces trois femmes sont regardées par les petites filles du monde entier, est-ce vraiment ce qu’on veut pour nos enfants ? » On arrête là, par pitié.

 

Je ne souhaite pas ici défendre les attitudes, paroles et autres comportements des chanteuses / célébrités susmentionnées. Je ne leur porte pas d’admiration particulière, elles ne constituent pas pour moi des modèles de féminisme ou d’émancipation à suivre absolument ; seulement je ne vois pas en quoi elles sont moins bien que Lou Doillon, et j’aimerais ne plus jamais entendre un discours semblable au sien. Pas que je sois contre la liberté d’expression, mais lorsqu’elle dit « C’est dangereux de croire que c’est cool » (à propos des attitudes de Minaj et consorts), elle est tout simplement insupportable d’hypocrisie et de bien-pensance germanopratine (et on ne parle pas ici du germanopratinisme des années post-Libération, mais de celui des années 2010). Car ce qu’il faut savoir, c’est que Mademoiselle Doillon a posé nue en couverture de Playboy, et nue également pour Givenchy. Alors, c’est mieux de vendre son corps nu à une grande marque de luxe, et de l’exposer aux yeux de millions d’hommes pour une marque associée depuis des décennies à une masturbation généralisée et un manoir/lupanar légendaire, plutôt que de le vendre dans un clip de musique ? Je ne crois pas. Ou alors attendez, peut-être que c’est mieux de le couvrir d’une fourrure à 8000 euros que d’une robe moulante Moschino… Ha non, toujours pas. Cette chère Lou pense que ces stars américaines mettent en scène leur corps de manière à exciter le désir masculin et à se conformer à leurs fantasmes ; et poser en couverture de Playboy c’est de l’art peut-être ? Toujours pas non. Qui a décidé qu’un frêle corps blanc fantomatique était plus montrable qu’un corps tout en formes vêtu de couleurs tapageuses ? Il est bon de célébrer tous les corps de femmes, certes, mais sans en ériger un supérieur à un autre, ce qui devient absurde. A trop vouloir aller contre l’imaginaire pornographique qu’elle juge malsain et entretenu par ces stars, elle se conforte dans l’imaginaire poli du corps érotique mais jamais vulgaire de la femme svelte et élégamment élancée, qui est, toujours, forgé par les hommes. Selon elle donc, montrer ses tout petits seins et sa moue boudeuse en couverture de Playboy est plus louable que de montrer ses gros seins et ses cheveux décolorés dans un clip de R’n’B. Grave méprise. Les deux faits restent destinés au public masculin, et ne sont donc pas plus l’un que l’autre les bienfaiteurs du féminisme.

 

Lou Doillon

Permettez-moi de chercher encore plus loin, quitte à être de mauvaise foi : chanter « It takes a glass or two for it to settle down » et « I see you in every cab, every bar, every crossroad » n’est que le pendant élégant des paroles de Beyoncé dans Drunk In Love, que Lou Doillon n’a pas hésité à descendre. Si l’on en croit Jules Renard, qui dit que « le féminisme, c’est ne pas attendre le Prince Charmant », alors Lou n’en est pas.

Donner l’image de son corps en pâture est un droit, que les femmes ont gagné et peuvent revendiquer, certes ; mais personne n’a défini comment elles devaient le faire, et c’est très bien comme ça. Il n’y a pas une manière d’exister en tant que femme, il n’y a pas une manière d’exhiber son corps, il n’y a pas une manière de le garder pour soi ; chacune vit sa féminité comme elle l’entend (du moins, quand elle le peut). Permettez-moi de me rabattre encore une fois sur notre chère Simone, « se vouloir libre, c’est aussi vouloir les autres libres ».

Les femmes peuvent se critiquer entre elles bien sûr, après tout, ce sont des hommes comme les autres. Mais par pitié, pas au nom du féminisme. Il a trop lutté contre les normes pour se laisser enfermer par elles.