L’absurdité conjoncturelle : preuve d’une société infirme
Article d’opinion
Notre époque témoigne de la fleuraison timide d’une conscience écologique. Pourtant, les contradictions ne cessent de s’empiler. D’un côté, l’espoir de voir germer une éco-responsabilité généralisée – entendue comme la mise en place de mesures concrètes et efficaces – est à son maximum. De l’autre, ce lundi 20 avril, pendant quelques heures, il était possible de gagner de l’argent en achetant du pétrole. Le prix du baril de WIT (West Texas Intermediate), un des pétroles de référence à l’échelle mondiale servant aussi à fixer le prix du pétrole brut, est passé en dessous de zéro dollar. Il fut possible de gagner presque 40$ en achetant de l’énergie non-renouvelable. Mauvaise nouvelle pour l’écologie.
Le phénomène de prix négatifs est une absurdité en soi : un offreur doit se débarrasser de ce qu’il produit et donc paie le demandeur pour acquérir le bien. Les rôles s’inversent car la demande est négligeable devant l’offre. Maintenant, en appliquant un prix négatif au pétrole, nous avons non seulement un phénomène absurde, mais aussi délirant. Cela revient à distribuer une ressource rare et encourager sa consommation (faute d’espaces de stockage limités). Mais, cela signifie aussi qu’avec la surconsommation en pause, sous nos yeux, l’or noir cesse d’être désirable et devient encombrant. Bonne ou mauvaise nouvelle pour l’écologie ?
Le pétrole est à la fois une ressource abondante à court terme mais rare dans le long terme car épuisable. L’effondrement du prix du pétrole pourrait décourager les producteurs de pétrole, voire les pousser à « fermer quelques robinets » et dissuader les investissements dans l’industrie pétrolière. L’arrêt massif de tous les investissements et prospections par l’industrie pétrolière va accélérer la raréfaction de la ressource dans les prochaines années. C’est un scénario eco-friendly ! En revanche, les prix faibles du baril (avec le record de moins de 1$ *explication infra) rendent le pétrole bon marché. C’est donc une incitation monétaire pour continuer à utiliser le pétrole. Dans un scénario pessimiste, le système économique serait incité à rester au tout pétrole… Comment alors privilégier une logique de long terme (éco-responsabilité) face à la tentation financière immédiate, et qui plus est, dans le contexte de ralentissement (ou plutôt, récession) économique ?
Mardi 21 avril, pas de panique, la demande s’est réveillée, et le prix du baril est à nouveau positif. D’accord, mais cette chute continuera à hanter les esprits. Comment influencera-t-elle la prise de décisions futures ? Comment l’interpréter ?Est-ce un tournant symbolique ? un appel à réduire la dépendance du pétrole ?
Plus généralement, cette actualité économique me semble symptomatique d’une perte de sens, perte de repères, perte d’orientation. On le voit avec un aperçu caricatural du pétrole à travers le temps :
Fin XIXème c’est une ressource nouvelle, elle contribue à un enrichissement de l’industrie qui en devient dépendante ; les conflits géopolitiques et chocs pétroliers prouvent cependant l’instabilité structurelle de l’économie mondiale. Au XXIème, la surexploitation continue et se double d’une destruction environnementale. Aujourd’hui, une guerre des prix persiste et le surplus d’offre fait fluctuer à des niveaux historiques le cours du pétrole. Le reste de l’histoire sera à suivre.
Cette absurdité se reflète également dans l’évolution de l’économie mondiale : les crises comme le fiasco total des subprimes ou la pandémie actuelle sont les symptômes d’un mode de fonctionnement insoutenable pour la planète. Malgré ces indications, nous semblons tourner en rond et restons à la surface de problèmes profonds en multipliant les absurdités en guise de solution. Voilà une mauvaise nouvelle pour l’écologie.
Quel diagnostic pour nos sociétés infirmes ? Les erreurs de l’histoire se répètent, les événements absurdes s’enchaînent et l’humanité continue à se faire mal elle-même. Notre économie mondiale semble prise dans une énorme dissonance cognitive. Agir pour le bien commun, être vertueux, trouver des solutions soutenables, c’est aller à l’encontre de la logique économique qui règne. Cette logique économique a été pervertie au cours du temps. Nous le voyons, par exemple, par la complexification des marchés financiers. Mettre en place un mécanisme lucratif, tel que les marchés à terme pour les énergies fossiles est plus facile que de changer de comportement, changer de mentalité et repenser les solutions énergétiques afin qu’elles soutiennent l’envie humaine de préserver la vie sur Terre.
Comme le monde actuel est trop compliqué pour être reconstruit de manière éco-responsable, l’inconfort produit par la dissonance cognitive croit avec l’essor de la cause environnementale, redoublant ainsi l’imprévisibilité des actions et de leurs conséquences. En juin 2008 lorsque le WIT était aux alentours de 160$ le baril, qui aurait cru au scénario des prix négatifs ?
L’imprévisibilité des revenus futurs favorise la panique. Pour apaiser cet état de détresse il est peu probable que les dirigeants agissent de manière éco-responsable. Il ne reste plus qu’à se préparer pour la spirale de l’absurdité qui nous attend dans les mois prochains…
*Pourquoi le prix du baril est devenu négatif ?
La crise de surproduction ne suffit pas expliquer le prix négatif. Autrement dit, on vous paie pour être débarrassé d’un bien. Pour comprendre pourquoi le prix est momentanément devenu négatif, il faut comprendre la structure du marché du pétrole. Sur les marchés financiers, le pétrole est massivement acheté à terme, c’est-à-dire que vous obtiendrez le pétrole après l’écoulement d’une période négociée. Comme la plupart des financiers qui spéculent sur le pétrole ne désirent pas recevoir le pétrole chez eux, la période de terme est en général renouvelé une fois son échéance atteinte. Or, devant l’effondrement de la demande, de nombreux investisseurs n’ont pas réussi à renouveler leurs échéances, ils étaient alors tenus de prendre possession de leurs barils, ce qui somme toute est très encombrant mais surtout très coûteux (prix de transport etc). Ils ont donc payé des personnes pour s’en débarrasser. A cela s’ajoute qu’un puits de pétrole ne peut pas être arrêté sans lui causer des dégâts importants, alors même que les stocks des producteurs étaient pleins ces derniers ont été contraints de maintenir la production, et d’écouler leurs stocks.