Vu à 17h21

  1. Crédits dessin : Louise Hourcade

– T’en as pas marre de ratiociner ?

– Mais arrête avec ces mots pédants là, que personne ne connaît.

– Tu vois, l’école ça t’a rendu con.

– Et tu ne te trouves pas du tout abusif ?

– … Désolé. C’est juste que je traîne ce spleen de l’école de commerce depuis quelque temps et il me colle à la peau. J’ai l’impression d’avoir perdu la foi. Je crois que j’en ai juste assez de ces gens qui rationnalisent leur investissement pourtant colossal dans l’école pour ne pas voir qu’il s’écoule dans un néant intellectuel.

– Tu vois, malgré toute ta verve je continue de penser qu’il suffirait de peu de chose pour que tu changes radicalement d’avis.

– Avec des si…

– Non mais regarde, il y en a bien parmi ces cons, pour qui tu as de l’affection.

– Oui mais ce sont des relations construites sur un mensonge originel : on se parle parce qu’on est dans la même asso.

– Pourquoi décider de le prendre comme ça ? Les assos m’ont permis d’approfondir avec des gens que je n’aurais fait que croiser. Regarde, je n’ai jamais autant rencontré de musiciens que cette année.

– Et de skieurs…

– Oh arrête.

– Mais c’est que de la politique ! Tu choisis tes alliés en fonction de tes ambitions, d’une façon purement rationnelle pour t’affirmer dans la pyramide.

– Oh mais je nie la pyramide. La pyramide n’existe que dans la tête de ceux qui la voient, à cause de ceux qui l’imposent. Nie-la aussi et les gens qui s’agitent à son sommet deviennent des pantins un peu ridicules. Je sais qui compte pour moi, c’est tout ce qui m’importe. Et puis si tu décides de t’y investir, dans ton asso, si tu veux qu’elle vive et pas qu’elle survive… L’école t’enrichit, si tu n’es pas égoïste. Je ne t’aurais pas connu, sans la nôtre, ni toi, ni les autres. Crois-tu que je regrette ?

– Au fond c’est beaucoup de temps gaspillé pour pas grand chose. Et le temps c’est de l’argent, je te dois combien déjà ?

– 6 €. Mais tu continues de penser par rapport à avant, tu t’acharnes à comparer à un temps meilleur ou les relations étaient profondes et sincères, comme si celles d’aujourd’hui étaient vacuité et vanité. Tu vis dans le passé, vieux.

– Donc l’école n’est pour toi que la conséquence du passage à l’âge adulte… Le bon vieux temps est donc mort pour toujours ?

– Dans un sens oui. Tu la vois comme un enfant qui se moque des adultes qui ne jouent plus, mais ce n’est pas la mort de l’enfant : pour qu’il survive à l’école, il faut chérir cette innocence. Ecoute moi : on n’a pas grandi avec ces camarades de promo. On a été parqué avec 350 inconnus déjà construits : comment penser qu’ils seront à la hauteur des amis d’avant ? Mais ils ne sont pas moindres, ils sont différents.

– Ah ça, ils sont différents. Trop différents même, je suis pas né avec une cuillère en argent dans la bouche moi…

– Mais eux non plus, beaucoup, pas tous, et puis tu esquives là. Ils sont différents parce que pour la première fois en effet, on rencontre des adultes, on va partager un bout de vie avec eux qui ne sera pas aussi structurant qu’avec les amis d’avant. Mais ils ont 20 ans de construction avec eux, et dans le nouveau rapport, on est plus témoin qu’acteur. T’as cours de quoi ?

– Stats et toi ?

– Allez, à toute.

 

 

 

J’ai repensé à ce que tu disais tout à l’heure…

Ce qui me gêne c’est le vertige existentiel vers lequel on est poussé : si on ne se construit pas avec eux on ne construit rien tout court. Le système nous absorbe malgré nous vers une trahison : C’est marche ou crève. Et du coup tu marches et c’est tes valeurs qui crèvent.

Mais pourquoi ? Parce que j’ai dit qu’ils étaient déjà construits aussi ?
Ce que je voulais dire, moi, c’est qu’ils sont d’autant meilleurs qu’ils ont déjà vécu
Et ce qu’on vit ensemble nous apprendra à continuer de grandir

Et voir une espèce de fatalisme dans l’effritement de tes valeurs je trouve ça même assez lâche. Certes l’école a tendance à moudre certains esprits mal faits parce qu’il faut bien un moule mais les gens précieux, ceux dont il importe qu’ils grandissent, en jouant bien leurs cartes ils peuvent sortir de la machine facettés et brillantés, et parés pour la route à venir

 

Justement, j’ai vraiment pas le sentiment qu’on nous apprenne à grandir.

On joue aux adultes sans comprendre qu’on ne fait que vivre dans une bulle qui nous déresponsabilise.

Ca ne dépend que de toi ça. On est à peine cadrés, de quoi faire le minimum, mais on a toute la place pour en faire ce que l’on veut de notre temps

A la limite, même une administration incompétente ça forme.

On nous laisse balbutier et trébucher dans le noir le plus complet

C’est en forgeant qu’on devient forgeron

C’est en manageant qu’on devient manager. Et la on manage rien du tout.

Et c’est pas comme si on nous apprenait à manager quoi que ce soit.

 

Encore une fois c’est juste pas comme avant : pas enrichissant, pas stimulant parce que plus de complexité jouissive. Mais ca ressemble à ce qu’on va vivre, des formations accélérées et obligatoires sur des sujets à peu près triviaux

En fait on sort d’une compétition sinueuse mais stimulante avec la prépa et là on nous laisse sans aucune motivation à nous débattre pour trouver du sens dans de grandes notions dépeuplées.

Prends le marketing par exemple, ca veut tout et rien dire…

On nous impose des cours sans nous expliquer la philosophie derrière tout ça du coup on se retrouve complètement désenchantés, presque cyniques

 

J’ai l’impression que c’est parce qu’on nous considère comme déjà grandis, et qu’on aurait plus qu’à apprendre les petites choses nécessaires mais sans saveur.

Et c’est là qu’ils oublient qu’un préparationnaire, c’est quand même un vieux lycéen. Et que comme un enfant, comme n’importe qui de sensé, il a besoin que ce qu’il mange ait de la saveur.

 

C’est surtout une sombre arnaque, regarde, on nous vend l’école comme un investissement pour nous faire un réseau mais à chaque fois qu’on en a besoin pour un projet ou un stage ils nous renvoient au nôtre.
Pour un résultat incertain on doit se taper 3 ans de cours qui ressemblent fortement à des prétextes.

 

Je ne pense pas qu’ils soient fondamentalement inintéressants, c’est surtout qu’ils pèchent par comparaison. C’est censé donner des automatismes, pas forger un intellect, normal que ça ne nous satisfasse pas. Ils considèrent qu’on a assez grandi pour eux, je te dis. Ça nous empêche pas de continuer en parallèle.

Le problème avec les parallèles c’est qu’elles ne se rejoignent jamais…

Je suppose qu’on est condamné à faire ce bout de chemin côte à côte sans vraiment chercher à se regarder, chacun le regard braqué sur son horizon personnel. Juste avec l’image de marcher ensemble. Toujours du paraître…

Haha pas de grands mots…

C’est le problème avec les belles personnes qu’on a l’occasion de rencontrer, c’est nos étoiles filantes, elles ont déjà leurs trajectoires et mathématiquement la proba qu’on ait la même est très, très faible. Et ça c’est décevant, et c’est probablement le cœur du problème.

Mais je trouve pas ça grave, parce que je trouve assez jouissif de nous voir tous filer, chacun dans son sens, et quels motifs on est capables de faire avec nos lignes qui s’entrecroisent.

Et puis on trouvera bien des compagnons de route.

Oui mais à quel prix ? Perdre ses anciens compagnons ?
Ce nouveau quotidien totalitaire dans ses codes me fait perdre le langage de mon monde d’avant. Mes deux univers ne se superposent pas, ils se télescopent : je ne suis pas d’ici mais plus tellement d’ailleurs d’ailleurs. Coincé quelque part entre le paradis perdu du bon vieux temps et le chimérique pommier d’Eden du présent

Tu arrives plus à retrouver sincèrement tes amis d’avant ?

Si bien sur mais j’ai comme le gout amer que quelque chose a changé.

J’ai l’impression de parler une langue étrangère.

J’imagine assez bien, quoique mes amis et moi avons passé cet écueil parce qu’on s’amuse de ces différences, parce que probablement au fond on sait qu’on se connaît au delà.

Ouais, j’y crois plus trop moi

Mais si vieux

Tu verras

 

Vu 17h21.