Moi, stagiaire en fin de pré-master

Le stage post-pré-master, ou comment tu t’es rendu compte que t’étais bon à rien

Flashback pour certain, flashforward pour d’autres

 

Ca y est, l’année est finie. Que tu sois un élève brillant et de ce fait profitant du soleil de Paris ou d’Espagne depuis plusieurs semaines déjà, ou un énarque ayant passé le mois de mai à la bibliothèque pour cause de rattrapages multiples et variés, tu es à cette période de l’année soit toujours en vacances, soit en fin de stage. Je ne m’adresserai pas ici à toi, l’enflure qui ne validera ses 9 semaines que par la bonté du Saint-Esprit –ou les relations de ses parents- en en faisant le moins possible et en commençant fin juillet ; non, je m’adresserai dans le présent article à toi, toi qui enfile ton costard, ton tailleur ou ta plus belle tenue pour te retrouver chaque matin et ce jusque 18, 19, 20 ou parfois même 21h, dans un bureau, entouré d’ordinateurs et de gens proactifs.

Que tu sois dans une boite qui correspond à tes plans de carrière ou dans un truc trouvé par hasard histoire de ne pas dévalider –bien que tu aies déjà probablement dévalidé, pour cause de plagiat de ton mémoire SSH ou d’incapacité totale d’évaluer une obligation ou un khi-deux-, la première chose qui te rapproche de tes camarades est la suivante : tu es le plus mauvais élément de la boite. Hé oui, tu es nul. Alors soit, c’est normal, on n’attend pas du stagiaire qu’il redresse la stratégie de l’entreprise ou la sorte de sa proche faillite ; mais tout de même, c’est toujours désagréable de remarquer qu’on ne sait pas faire grand-chose. Tu commences à paniquer lorsqu’on te demande de faire une photocopie, de relire un mailing, ou pire : lorsque l’on te demande ton avis. Parce qu’en fait, on ne te l’a jamais demandé auparavant. Ben oui, tu le sais, on est tous dans le même cas. Tu es né, puis tu es entré à l’école, et jusqu’au lycée tu as fait ton petit chemin tout tranquillement. Puis on t’a envoyé en prépa parce que t’étais un bon élève, puis t’as passé des concours parce que c’est ce qu’il fallait faire, puis t’as intégré une grande école parce que t’étais plutôt futé. T’as pas vraiment réfléchi à ce que tu savais faire ou à ce que tu voulais faire de ta vie, pas vrai ? –Je tiens de suite à présenter mes excuses aux heureux chroniques à qui j’ai déclenché une crise existentielle-. On t’a toujours demandé de bien travailler, de t’intégrer dans les milieux ou tu es arrivé, mais on ne t’a jamais, au grand jamais, demandé ce que tu pensais. Alors comment tu veux répondre correctement lorsqu’on te demande « qu’est-ce que tu penses de cette stratégie ? On devrait plutôt miser sur le plan A, le plan B, ou totalement changer ? Qu’est-ce que tu préconiserais ? ». On est plus dans une simulation en cours de marketing, on est dans la vraie vie, tu peux plus dire de conneries ou préparer un PowerPoint en 1h avec Wikipédia.

La deuxième chose qui fait de toi un bon à rien, c’est cette irrépressible envie d’être en vacances, cette inextinguible soif de te vautrer sur un transat en bord de Seine tel Louis XVI au stade le plus avancé de sa phlébite. Il faut bien le dire, l’école de commerce nous a fait perdre le sens des réalités : en prépa, tu culpabilisais de prendre une pause de plus de 2h dans ta journée lorsque tu étais en vacances ; aujourd’hui, après un an à jouer à la piécette aux heures les plus froides et à la coinche aux heures les plus chaudes, à guetter ta montre pour être bien sûr d’être devant le Quatter à 17h, à avoir réduit ta capacité de concentration à seulement 30 minutes consécutives, tu es persuadé que tu as grand besoin de vacances. Ce qui est totalement faux. Et pourtant. Tu es persuadé que tu as travaillé extrêmement dur depuis septembre et que personne ne mérite plus au monde de ne rien faire trois mois durant. Alors certes, ces révisions de rattrapages t’ont peut-être légèrement creusé le dessous des yeux, mais n’oublies pas ce pourquoi elles se sont produites : parce que tu n’as rien fait du reste de l’année. Tu mérites d’être dans ce bureau de 9 à 18h, et plus encore, c’est une faveur ; recevoir un bon à rien comme toi, c’est d’une générosité sans bornes. Alors arrête de rêver de Malaga, n’achète pas tes billets pour le Dekmantel, cesse de regarder des séries sur ton ordinateur dès que ton chef ne te regarde pas, et prends ta vie en main. Tu es un homme maintenant.

Le stage, c’est aussi tout un tas de contraintes quotidiennes qui te donnent, approximativement 18 fois par jour, envie de tout casser. Commençons par une préoccupation purement physiologique que l’on ne peut passer sous silence en tant qu’animal : la faim. Si tu n’as pas pris tes biscuits Belvita de secours, tu mourras de faim la première semaine. Certes tu as des tickets restaurant, ou la cantine d’entreprise est incluse dans ton salaire mensuel, mais tu ne peux pas sortir à la boulangerie pour te baffrer un rillettes-cornichons à 10h ou une quiche aux poireaux à 17h, comme tu l’as fait tous les jours de l’année. Tu ne peux pas aller à la cafet’ toutes les heures pour prendre un allongé et un muffin des plus succulents d’Europe, non ; tu manges du hachis Parmentier à midi, un point c’est tout. Et n’oublie pas de mentionner à tes supérieurs à quel point les repas sont délicieux, alors qu’ils savent pertinemment que t’as le désir profond et urgent d’aller chercher un grec salade tomates oignons sauce harissa et ses frites couvertes de mayonnaise. Eux aussi étaient comme toi, avant d’entamer leur transformation au bout de 3 ou 4 ans d’entreprise, et de devenir des personnes relativement saines et raisonnables. Car oui, dans quelques temps, tu n’auras plus envie de manger un grec à Stalingrad à 2 heures du matin, ni de t’envoyer un énorme macdo à 15h car « selon mon médecin, c’est très bien pour la gueule de bois ». Non, dans quelque temps, tu n’auras que trois aspirations : être performant dans ton travail, trouver de quoi fonder une famille, et avoir un rythme de vie assez sain pour pouvoir remplir les deux premiers objectifs mentionnés. Triste, je sais. Mais vous savez aussi bien que moi que vous n’y échapperez pas. Le stage, c’est aussi devoir prendre l’air concentré alors que notre seule envie à cet instant est d’aller boire un café dehors ; c’est devoir rester assis sur une chaise au lieu de déambuler dans le couloir des assos, et se souvenir que non, le bureau n’est pas une zone de non-droit ; on ne peut pas crier d’insultes ni s’allumer une clope à toute heure de la journée, ni aller piller les réserves d’alcool du skloub dès 18h. Une vie de chien en somme.

Mais le stage, c’est aussi voir naitre au plus profond de soi l’ébauche d’une éthique professionnelle : on a beau être le plus mauvais élément de ce microcosme, on a tout de même envie de bien faire. Ce qui implique de ne pas se coucher à 2h le lundi, à 3h le mardi, à 4h le mercredi, à 5h le jeudi, 6h le vendredi, et de ne pas rester éveillé 48h le week-end. Parce que malgré notre capacité toujours plus élevée à repousser les limites de notre frêle corps et de notre faible psychisme, il est difficile de travailler sur un dossier en ayant dormi en tout et pour tout 14h au cours de la semaine passée. Nous ne sommes que de simples êtres humains, et nous l’avions bel et bien oublié. Nous devons donc nous imposer un rythme de vie tenable, et même raisonnable ; ainsi, nous nous devons de résister à la tentation de répondre à nos chers amis sans emploi ni avenir lorsqu’ils nous envoient un doux « after ? » à 3h (il se reconnaîtra) ou encore un subtil « hdqbdafez gin tonic connard sdwjx » à 4h30. Personne n’a envie de se faire renvoyer pour cause d’endormissement soudain à 14h, de vomissement intempestif à 10h dans l’open space ou de tutoiement incontrôlé du PD-G, aussi avenant soit-il. Notre été sera donc composé d’un terne assemblage d’acquisitions de compétences et d’absences répétées sur les photos de soirées de nos compatriotes.

Deux constats s’imposent donc, et ce dès les premiers jours de travail : nous sommes des bons à rien, mais nous allons apprendre. Et on est quand même bien à l’école.