4 janvier 2018

Le divertissement comme enseignement de la sagesse

Par Rémi Curly

À la doxa l’on concède volontiers comme définition du divertissement une activité visant à l’amusement et au plaisir permettant de se détourner de préoccupations quelconques. Le divertissement, en l’occurrence, n’est semble-t-il pas une préoccupation pour les philosophes. Hormis Pascal, peu ont évoqué dans leurs écrits ce sujet certes convenu mais couvrant des enjeux dignes d’intérêt.

L’approche pascalienne, aussi prosaïque que logique, expose très justement le fait que c’est l’accomplissement du divertissement lui-même qui est recherché et convoité, et non seulement son résultat. On rappellera ici l’exemple du chasseur, pour lequel chasser ne serait que vacuité dès lors qu’on lui proposerait une partie de chasse sans gibier ou qu’on lui offrirait un gibier sans effort. Aussi pourrait-on résumer cet aspect du divertissement avec l’adage confucéen : « le but est dans le chemin ». Le divertissement n’est donc pas qu’un loisir frivole, mais une construction rationnelle et réciproque entre chemin et but – ces derniers étant inhérents.

En outre, le divertissement n’est pas, comme l’illustre son étymologie, un acte absolu et indépendant, mais une déviation intéressée d’un dessein à un autre. L’origine latine du mot renvoie à un détournement de nature financière à son propre profit. Se divertir reviendrait à détourner le temps disponible à son avantage, résultat d’un calcul rationnel quoique bien souvent biaisé par la notion de plaisir. On ne peut en effet profiter pleinement du divertissement que s’il permet d’échapper à une forme de corvée ou d’ennui.

Le divertissement est donc un détour réfléchi, une échappatoire consciencieuse, dans la mesure où il est le fruit d’une volonté. Or, cette volonté s’avère vitale. Pour Pascal, le divertissement est un moyen de ne pas se retrouver seul face à soi-même, dans un état de vulnérabilité ontologique dont le socle est notre condition de mortels. À bien des égards, le divertissement n’est qu’une diversion de l’esprit, qui atténue l’angoisse latente de l’existence. Cette occupation soutient l’existence, la rend viable. C’est du moins une piste pertinente si l’on se réfère au vocable allemand « unterhalten » (divertir), où l’on retrouve les termes « unter » (sous) et « halten » (tenir) ; le divertissement serait ce soutien à la vie qui la rend supportable, feignant que son déroulement ne soit tout entier orienté vers une fin inéluctable. Faire fi de ce tourment originel rassérène la vie, permet d’entretenir la machine humaine comme on entretiendrait une conversation, par le biais de cette « cécité volontaire » qu’est le divertissement. On remarquera d’ailleurs le lien étymologique qui existe entre divertir et entretenir : fruit du latin « inter » (among) et « tenere » (to hold) d’où provient « entertain » en anglais qui signifie initialement maintenir, continuer. Fondamentalement, le divertissement devrait résulter d’un effort, et l’on ne peut que s’émerveiller de la propension humaine naturelle et instinctive à détourner notre attention de manière récurrente pour fuir l’angoisse existentielle.

L’esprit humain a besoin de cette diversion et fait preuve de ruse – car il intuitionne justement le caractère éminemment superfétatoire des quêtes fomentées par le divertissement. Si ruse il y a, elle est donc inextricablement liée à une forme de sagesse puisqu’elle aspire à transformer le regard que porte l’homme sur son propre sort afin de le rendre acceptable, voire enviable ! Cette perspective n’est pas sans rappeler la Mètis grecque, la ruse comme capacité de prendre la mesure d’une situation. La Mètis est une intelligence du singulier, du contingent, qui constitue la manière qu’a l’homme d’inscrire son intelligence dans l’ordre naturel pour faire dévier cet ordre à son avantage. Du reste, le « » de « Mètis » est étymologiquement lié à la « Moïra » grecque qui signifie destin. À l’instar de la Mètis, le divertissement détourne habilement l’incertitude consubstantielle à l’existence au profit de ce que la vie a de plus essentiel. Néanmoins, force est de reconnaître que la tolérance de la fatalité induite par le divertissement implique une forme de déni, à tout le moins une illusion. Celle-ci est-elle féconde ? Dangereuse ?

Se divertir ne saurait être réduit à un échappement du réel, ni à une illusion. De fait, l’illusion renvoie à une perception altérée de la réalité, qui peut être totalement rétive au réel. À l’inverse, la diversion est ancrée dans le concret – bien qu’elle puisse favoriser l’illusion, elle n’en est pas une – et jamais « ne quitte le réel tel qu’il est, mais joue avec lui en se jouant de lui, l’utilise afin que nous puissions y séjourner […]. Voir de biais, ce n’est pas inventer, c’est encore voir » (Pierre Statius). Le divertissement, en nous accommodant au réel, façonne ainsi notre vie à l’aune de notre humanité et de notre finitude.

Le divertissement nous extirpe donc du péril de l’angoisse et de la lassitude. Nous en sommes dépendants, mais nous avons le recul nécessaire pour nous rendre compte de son caractère primordial. Sans lui, nous sombrerions dans le tourment et l’affliction. Toutefois, l’éloge du divertissement n’est en aucun cas un anathème de l’oisiveté. D’une part, l’oisiveté n’est point subie. Elle procède d’une velléité intentionnelle, comme le rappelle Rousseau lorsqu’il affirme dans ses Confessions (Livre douzième) : « L’oisiveté des cercles est tuante, parce qu’elle est de nécessité ; celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et de volonté ». D’autre part, pour savourer le fait de ne pas faire quelque chose, encore faut-il que le cercle de l’activité non désirée soit circonscrit. C’est alors en le contournant que l’on expérimente le divertissement.

Au grand dam de l’homme, tout divertissement est tant éphémère que caduque. L’ennui n’est jamais aboli, il se tapit dans les arcanes de l’existence et peut resurgir à tout moment. Ce fardeau de l’humanité n’échappe pas à Pascal, qui écrit : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement et c’est pourtant la plus grande de nos misères ».

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